De quel héritage Jane par Charlotte se réclame-t-il ? D’abord de celui de Varda, qui a réalisé à la fin des années 1980 un premier film-portrait de Jane Birkin – Jane B. par Agnès V. – s’éloignant assez vite de son matériau biographique pour épouser la forme libre d’une évocation, essentiellement nourrie de peinture (Jane Birkin déambulait dans des scènes picturales rappelant les tableaux de Titien, Monet, Rousseau). Beaucoup plus resserré et limité dans son geste, Jane par Charlotte présente, dès les premières séquences, l’objet de sa démarche : puisque la « pudeur familiale » marque une limite dans la relation entre Jane et Charlotte, la caméra va briser la glace, sans avoir d’autre perspective que celle de glaner, au fil de l’enregistrement, des fragments d’intimité, des confidences.
Si confidences il y a, c’est l’intimité que l’on cherche tout au long de ce work in progress familial : le film a beau s’ouvrir sur une discussion autour de la nudité des enfants et la gêne qu’elle suscite (Jane confiant à sa fille qu’elle avait toujours envie de lui toucher les seins quand elle était petite), l’intimité reste avant tout de l’ordre du discours. La translation annoncée par le titre du film (Jane par Charlotte), qui semble impliquer autant le sujet du portrait que la portraitiste ne produit à l’écran qu’un bavardage plat, rarement intéressant, le plus souvent insignifiant. En étant à la fois celle qui reçoit les confidences (dans une position où s’inverse étrangement la perspective de la fausse confession ouverte par Nymphomaniac) et celle qui réfléchit à la manière de les mettre en scène(s), Charlotte Gainsbourg a surtout réalisé un film sur elle-même. Mère et fille sont souvent unies à l’écran, mais la nature exacte de leur relation semble demeurer comme extérieure au film — comme si elle n’était pas, en réalité, son vrai sujet.
Statue du Commandeur
Pudeur familiale ? L’argument paraît un peu gros si on se rappelle que Jane Birkin et Serge Gainsbourg ont été, durant toute une décennie, l’un des couples les plus exposés et les plus photographiés de la scène artistique française. C’est d’ailleurs cette histoire que le film prolonge plus ou moins consciemment dans sa grande séquence : celle du retour dans la maison de Gainsbourg, au 5 bis rue de Verneuil. Plongé dans une semi-obscurité, l’endroit regorge de vestiges connus : la paire de Repetto n’a pas bougé depuis trente ans, les mégots de Gitane reposent toujours dans leur cendrier, la statue de L’Homme à la tête à chou est posée dans une pièce, à côté de mille autres souvenirs intacts, préservés, fossilisés. Impossible de voir cette maison autrement que selon la perspective muséale qui semble être celle de la visite : on aperçoit déjà la Maison Gainsbourg, qui ouvrira ses portes en mars prochain. Malgré la puissance d’évocation de la séquence (il est rare d’entrer à ce point dans l’intimité d’un artiste), celle-ci semble donc être programmée comme une manière de faire diversion devant le constat du manque de matière du portrait – et surtout devant l’incapacité du film à s’emparer de son sujet au présent. Au cours de la visite, Jane prononcera une phrase qui résume tout : « C’est comme si j’étais dans La Belle au bois dormant. »
Les principales contradictions du film se nichent dans cette visite mortuaire qui déséquilibre l’ensemble, l’écrase sous une tonalité sépulcrale. Comme si la maison normande de Jane (abondamment filmée, mais n’existant jamais vraiment à l’écran) n’avait été là que pour préfigurer le retour vers la statue du Commandeur. C’est un peu le drame du film – et peut-être plus largement celui de ses deux protagonistes : ne pas avoir rompu avec le passé, vivre encore sous l’effet de son charme, en scruter mélancoliquement les reliques. Rien ne sera finalement raconté d’autre que la suite du mythe gainsbourien dans Jane par Charlotte ; Varda savait s’en amuser, il y a trente ans, en filmant Birkin comme une muse romantique jetée dans un tableau d’inspiration préraphaélite. Trente ans plus tard, la muse — devenue vieille — et sa fille chantent toujours La Ballade de Johnny Jane.