Il y a deux manières d’envisager Nymphomaniac : frontalement, ou par les bords. Frontalement, programme numéro un : le « cas nymphomane » traité par Lars von Trier (gros sujet) ; par les bords, programme numéro deux : le « cas LVT » traité au filtre de la nymphomanie (moindre sujet). Ces deux programmes (masculin et féminin, peur et extase, Éros et Thanatos) se donneront la main sans jamais complètement fusionner, échangeant sans cesse le témoin dans ce film relais à deux voix. Au gré des confessions et des anecdotes, on y suit le cheminement sexuel de Joe, une ménade au corps de crépons et aux yeux pleins de sèves – c’est la nymphomane du titre. Elle est retrouvée inconsciente sur le sol par Seligman, un vieux garçon qui la soigne sur son lit et deviendra son confident. Cet ermite gentillet, c’est l’alter ego de LVT, son soupirail – et le film ne fait pas mystère de cette promiscuité quand, au détour d’une conversation anodine, Seligman fait référence au dernier exploit médiatique de son modèle (grosso modo : « Je suis antisioniste mais pas antisémite, et les gens ont bien tort de penser que c’est la même chose. »). Tout du long, l’histoire de Joe vient s’entremêler à la pensée de Seligman, et le film oscille entre passé de la narration et présent du commentaire dans un dispositif confessionnal qui, selon une coutume chère au cinéaste, scande son récit en chapitres thématiques : les débuts de Joe, son premier « amour », ses premiers accrochages…
Car Joe, avant d’être Charlotte Gainsbourg (la repentante usée et bavarde), c’est Stacy Martin (la pécheresse stakhanoviste et mutique), une fausse oie blanche ayant tôt fait de découvrir le monstre d’appétit résidant entre ses cuisses. C’est elle qui sera suivie dans ses années folles. Nymphomaniac s’apparente ainsi à un film fleuve, c’est-à-dire un récit plein d’expériences, de tribulations, de remous et de méandres ; à l’embouchure encore inconnue, mais à la confluence déjà certaine des marottes du cinéaste : aliénation et exploitation sous toutes ses formes, panique de l’âme, pulsions extrêmes, anthropologie post-moderne, thérapie symbolique. L’échec commercial de Manderlay ayant rendu impossible, ou peu souhaitable, l’achèvement de sa trilogie sur l’Amérique (trilogie sous-titrée très ironiquement : land of opportunities), LVT s’est rabattu sur la psyché féminine (cette land of neurosis) sans abandonner pour autant l’autoportrait maquillé en grande fresque arty – son curseur a juste changé de domaine universitaire : sociologique hier, psychologique aujourd’hui. Après l’hystérie (Antichrist), la mélancolie (Melancholia), LVT planche avec encore plus de littéralité mais un peu moins d’emphase sur la nymphomanie, dont il aspire à un panorama si prolixe qu’il lui serait impossible de tout embrasser d’un seul coup : un second opus consacré à Joe plus âgée (période Gainsbourg) sortira dans quelques semaines, suivi d’une seconde version mêlant ses deux volumes. Programme bien chargé donc, et pourtant promis à un menu maxi best of (5h30 !) complétant son director’s cut de séquences explicites auto-caviardées – si vous trouvez ça compliqué, c’est normal.
Génie sous camisole
Le film commence par un carton hallucinant d’hypocrisie qui, sous couvert d’expliquer cette autocensure légèrement interlope (avec l’accord du réalisateur, mais « sans aucune autre implication de sa part ») en profite pour faire son autopromotion, sur l’air faussement scandaleux du film trop libre donc trop dangereux. Présentation sous camisole qui renforce une antienne bien connue : derrière la promesse non tenue du « film monstre », il y a en effet toujours l’alibi du « film malade ». Depuis l’esclandre cannois érigé en mimi-mise à mort culturelle, le mouton noir hypocondriaque n’en démord plus et continue son marketing de persécuté : on voudrait la peau de sa « liberté d’artiste » – donc, c’est entendu, de son génie. Aussi, le film ne se gêne pas pour battre le fer tant qu’il est encore chaud. Comme si subir la censure ou les gémonies étaient un signe de talent. On n’aime pas trop ces querelles intestines claironnées en manifeste artistique, ces gémissements d’aristocrates de la culture qui, faute d’accepter leurs erreurs ou tâtonnements, s’emploient à couronner leur grandeur.
On en sait trop depuis vingt ans pour ignorer que LVT veut être un artiste avec un grand A. Certes, on aurait beau jeu de souligner à quel point la mégalomanie de cette prétention n’a d’égal que sa ringardise. Néanmoins, impossible de ne pas en prendre acte, tant ici elle contrarie le film jusqu’au cœur de son sujet. Car derrière la nymphomanie de son personnage, qui est comme une grosse locomotive avalant et recrachant chaque scène (le train est d’ailleurs le plateau de jeu de son premier chapitre), il y a toujours le génie de l’artiste, dont on se ficherait du reste pas mal si précisément celui-ci ne venait pas régulièrement galvauder les maux de Joe, réduits à des têtes de pont. Si LVT fait feu de tout bois, radiographie La-Vie-de-Joe-Volume‑1 par une grande kermesse d’images et de coïts (épreuve de drague hardcore, trombinoscope phallique), cette poussière de traits est trop vite endiguée par la veille habitude maïeutique du réalisateur, ce gros rideau explicatif et sentencieux : à quoi sert le personnage de Seligman ici sinon filtrer sans arrêt au tamis de sa conscience (conscience masculine et érudite, évidemment) les agissements de sa nymphomane ?
Imperturbable à son propre scandale
Au fond, la provocation chez LVT (hybridation formelle, mélange de trash et de haute culture) n’existe qu’en proportion d’une pudibonderie moraliste assez désuète (Gainsbourg tient à mettre en garde son confident : il s’agira de « moral »). Son obsession didactique montre bien en tout cas à quel point cette provocation se prive d’aller jusqu’au bout (au bout de son propre élan) – à quel point il s’agit chaque fois en vérité de tout retenir, tout justifier, tout bourgeoisement ramener à l’intellect, la pensée, le discours (rien que sa justification sur sa mauvaise saillie cannoise est sans conviction, petit bras). D’autant que loin de chercher la lisibilité, ces éclaircissements perpétuels alimentent ce sarcasme perturbateur qui flotte comme un nuage toxique au-dessus de chaque scène. C’est un insupportable grincement de la conscience qui tort toute velléité de premier degré et dilue les affects dans l’apathie. À ce compte-là, rien que de très logique à ce que dans le passé la torpeur mélancolique ait mieux réussi à LVT que l’hystérie – de même qu’ici, l’indolence de sa caméra s’avère le buvard idéal à la placidité de sa nymphomane. Dans un segment vaudevillesque à la cruauté hallucinante, un hurlement viendra quand même secouer cette indolence émotionnelle. Ce hurlement de désespoir et de colère, lancé aux portes de la séquence par une femme cocue et une mère brisée (Uma Thurman, au bout du rouleau), est un moment très beau, très fort, très juste – et pourtant si incongru qu’il paraît venir d’un autre film. Dommage à ce titre qu’il résonne comme un électrochoc sans conséquence. Sur le moment, Joe, imperturbable, ne réagit pas ; et cependant vingt ans plus tard, sous les traits abîmés de Gainsbourg, le personnage ne peut s’empêcher d’y aller de son petit commentaire illustratif : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. »
Ces explications de texte parsemant ce parcours sont d’autant plus regrettables que même sarcastique, LVT est toujours balourd lorsqu’il cherche à donner la leçon. Il est de ces cinéastes de la mauvaise conscience – qui rendent complice plutôt qu’ils ne donnent à penser, qui infligent plutôt qu’ils ne donnent à voir. C’est le jumeau punk-élégiaque de Haneke, avec qui il partage le goût des saillies incongrues de rock guttural – celui qui dit : « Prends garde bourgeois, tu vas t’en prendre plein la gueule. » Accordons toutefois à LVT une chose : au lieu de s’exprimer du haut de son estrade, il se loge toujours dans l’os de son sujet. Quand le père Fouettard autrichien joue au marionnettiste virtuose, c’est pour mieux menacer son spectateur ; quand le trublion danois fait de même, c’est pour mieux s’emmêler les pinceaux : le cinéma de LVT ne semble jamais aussi inspiré, tracassé, troublant que lorsqu’il se trompe sur toute la ligne, qu’il s’amuse à buriner sur le mur d’un monde qui n’existe pas la marque très douteuse de son génie autoproclamé. Il faut voir comment LVT, tout en commentant et explicitant à tour de bras, se garde bien de donner à la nymphomanie de Joe la moindre assise. C’est une énergie presque enfantine, une ardeur pure, quelque chose qui ne vient rien combler mais remplit tout (le quotidien de son personnage, l’espace créatif du film), un dérèglement tous azimuts aussi nombriliste que centrifuge (dans un ricanant passage chez un groupe de Femen ahuries, LVT coupe d’ailleurs court à toute récupération politique ou militante de la pathologie).
Une pompe mise en berne
Décharné, exsangue, dépressif, jamais Nymphomaniac ne donne l’impression d’assister à un long supplice doloriste (on garde un très mauvais souvenir du Shame de Steve McQueen), à ces entreprises d’intimidation aux engrenages spécieux qui ont trop vite fait le succès de l’ancien enfant terrible de Cannes (l’irregardable Dogville). Même si le volume II et ses escapades SM n’ont rien pour rassurer, la pompe agaçante et traditionnelle est ici mise en berne pour laisser place à une sorte d’ivrognerie formelle (à chaque chapitre un style, une humeur, un ton différents) faisant tourner à plein régime ce radicalisme esthétique à mi-chemin de la pose et de l’hystérie. LVT a toujours été bon plasticien mais demeure un metteur en scène plutôt pataud – tour à tour affligeant de grotesque (la quasi-totalité de la séquence mort du père) et désarmant de sublime (le petit reste de la séquence, quelques plans). Du reste, son cinéma comme sa personne ont toujours moins intrigué par leur provocation de façade (cette coquetterie racoleuse et très consciente) que par leur maladresse de posture (une sorte d’inconscience du geste, du cadre, du raccord, proche de l’écriture automatique). Il y a dans ce regard une hardiesse tremblante, quelque chose de ces sales gosses chez qui on ne saurait distinguer l’aigreur du chagrin, les méfaits des imprudences, et qui suscitent l’empathie malgré le petit air vicieux dont, comme une cicatrice, ils ne sauraient se départir.
On ne fera pas semblant d’ignorer que si la sincérité donne des gages, elle a pour avantage accommodant d’excuser la crétinerie (qui menace comme un couperet chacun des plans, chacun des mots du film). Toutefois il faut être honnête et donner un peu raison à LVT : il nous manque un vrai et gros bout du puzzle pour pouvoir juger. Qu’on en vienne à regretter que ce faux opus magnum ne dure pas véritablement 5h30 prouve à quel point s’est avéré sensiblement agréable le mouvement truculent et presque littéraire de ce serial porno. Débarrassé de son cortège de bourgeois cinglés et repoussants (cette sociologie des enflures, aspect le plus périmé de la filmographie de LVT), soulagé de son obsession du sensationnel et du gouffre (cette spectacularisation des êtres à fleur de peau, sa marque de fabrique), Nymphomaniac – Volume 1 demeure un ego trip un peu paumé mais plutôt allègre. Avant un second volume qu’un teaser final nous laisse deviner plus épicé (soumission, bondage, retour de bâton), et non sans craindre la parousie finale à laquelle sera peut-être promis son personnage principal, on aurait donc tort de ne pas se laisser séduire par la simplicité d’énonciation de ce nouveau LVT. Ayant revu ses ambitions à la baisse et son plaisir à la hausse, le chien fou se gêne moins que jamais pour s’éprendre de tout et n’importe quoi : une comparaison du sexe à un prélude de Bach, autant qu’à une vulgaire partie de pêche à la mouche… Métaphore qu’il ne serait d’ailleurs pas aberrant de rapprocher de l’inénarrable « lâcher de salopes » de Bigard ; en une version féminoïde involontaire (et pourtant révélatrice) qui aurait presque valeur de diagnostic du « cas Lars von Trier » : petit esthète de la névrose de distinction ; grand comique de la haute culture.