Premier long métrage de Sophie Laloy, Je te mangerais traite avec sensibilité de la relation tumultueuse de deux étudiantes lyonnaises, Emma (Isild Le Besco) et Marie (Judith Davis). Tour à tour amies, amantes et ennemies, les deux jeunes femmes verront leur affection mutuelle se déliter au rythme de concertos pour piano joués la rage au ventre. Volontiers intimiste, ce drame psychologique déroule une partition convaincante autour des thèmes de la confusion des genres et des passions voraces. D’Emma ou de Marie, laquelle en sortira indemne ?
Il y a d’abord l’audace du titre : Je te mangerais. À la limite de la menace carnivore… Sauf que, conditionnel oblige, on se doute qu’il ne peut s’agir là que d’un fantasme inassouvi. Pourtant, pendant une fraction seconde, on se surprend à penser à Trouble Every Day de Claire Denis et à l’indécence de ce couple de fauves carnassiers assoiffés de sexe, Shane (Vincent Gallo) et Coré (Béatrice Dalle). Fort heureusement, même si l’intrigue de Je te mangerais gravite autour des appétits sexuels d’Emma et de Marie, il ne verse pas dans la tragédie anthropophage. Il s’agit plutôt d’une chronique urbaine assez ordinaire. Celle d’une amitié amoureuse tournant au vinaigre et dont l’enjeu est cette absorption toute symbolique : dévorer psychologiquement l’Autre.
Avant d’en arriver aux mains et aux coups bas, Emma et Marie vivent dans un premier temps en harmonie. Amies d’enfance perdues de vue pendant un temps, les deux jeunes filles se retrouvent sous le même toit lorsque Marie débarque à Lyon pour y intégrer le Conservatoire. Quittant papa, maman, et du même coup sa petite ville de campagne, Marie est bien décidée à honorer son titre tout neuf d’« espoir du monde de la musique ». Ses professeurs sont là pour la guider dans cette voie, Mlle Lainé en tête (parfaite Édith Scob). Au tout début, face à la pâle blondeur d’Emma disciplinée en chignon strict, Marie fait presque figure de gamine un peu gauche. L’une a la douceur inquiétante et le sérieux rigide d’une étudiante en médecine solitaire et sûre d’elle-même. L’autre a des restes d’enfance dans les traits et l’envie de croquer la vie à pleine dents, malgré la rigueur exigée par ses études de piano.
Emma et Marie, le jour et la nuit. Couvée par cette grande sœur de substitution, Marie répète sans relâche ses morceaux : plusieurs pièces du Carnaval de Schumann, et aussi, Pavane pour une infante défunte de Ravel. Rapidement pourtant, sa détermination se trouve parasitée par les désirs saphiques qui l’agitent en présence d’Emma. Elle refoule cette relation à peine consommée en se jetant dans les bras de Sami, gentil prodige amoureux. Sous-jacente, la question que semble ruminer Marie serait de savoir si son penchant lesbien n’était qu’un égarement passager. Apparemment oui. Mais si tel est le cas, pourquoi prend-elle plus tard un malin plaisir à revenir auprès d’Emma, à s’exhiber sous ses yeux, jusqu’à finir par l’humilier et se délecter de pouvoir enfin inverser leur rapport dominante-dominée ? Si noble soit-elle, son ambition de pianiste ne flirte-t-elle pas avec l’égoïsme d’une enfant gâtée, trop centrée sur elle-même pour savoir compatir à la peine des autres ?
Jamais complaisante avec ses personnages, Sophie Laloy a l’intelligence d’aborder l’homosexualité féminine sans tabou ni fantasmagorie. S’inspirant visiblement de sa propre vie, la réalisatrice a su de toute évidence s’en détacher pour offrir à ses jeunes actrices la liberté nécessaire pour s’apprivoiser et mettre au diapason la richesse de leur jeu. Si Judith Davis interprète ici son premier grand rôle dans un long métrage de fiction, elle n’a aucunement à rougir face au talent avéré de sa partenaire. Magnifiquement incarnée par Isild Le Besco, Emma a des allures d’héroïne polanskienne. L’aura troublante de Carol/Catherine Deneuve semble à plusieurs reprises flotter entre les hauts murs aux couleurs sombres de l’appartement. Mais la folle possessivité d’Emma n’est en aucun cas pure névrose. Malgré ses comportements excessifs, et, au-delà de ses préférences sexuelles, Emma n’est autre qu’une abîmée de la vie, une orpheline brisée à l’intérieur (« Les échecs, ça use », lance-t-elle avec une rancœur lucide). Loin d’être pathétique, son hystérie n’est que l’expression de cette douleur de la solitude qui la pousse à vouloir irrépressiblement « s’accrocher à quelqu’un ». Jusqu’au désespoir d’une dernière valse exécutée en solo dans une robe rouge sang.
Bémol regrettable mais commun à beaucoup de premiers films : Je te mangerais aurait gagné en intensité en s’allégeant de quelques séquences longuettes et répétitives. Il révèle toutefois un vrai regard de cinéaste, riche en émotions (outre les larmes et la colère, des éclats de rire tendres parsèment l’ensemble) et en références (musicales, picturales et cinématographiques). Par endroits, l’atmosphère quasi irréelle déroute, mais s’accorde relativement bien à l’esprit de la ville, reconnaissable notamment pour ses pentes de la Croix Rousse, montrées à l’aube dans des tonalités gris-bleu. Gracieux et mélancolique, à l’image du film tout entier.