Film devenu culte, Répulsion suit la descente aux enfers d’une jeune femme schizophrène. Aux commandes de ce projet totalement fou, le jeune Roman Polanski révélait déjà de prodigieuses qualités de mise en scène, dirigeant une Catherine Deneuve inhabituelle, aux antipodes de ses compositions habituelles.
Première image du film, l’œil de Carol, sur lequel glissent les titres du générique sur le rythme lent d’un tambour : un œil expressif qui regarde le spectateur tout en s’offrant à lui. Les yeux, comme miroir de l’âme, prennent dans ce film toute leur importance, car c’est à travers le regard de Carol que nous allons voir le monde dans lequel elle vit et se décompose. Carol Ledoux (Catherine Deneuve) est manucure dans un salon de beauté et habite chez sa sœur, Helen (Yvonne Furneaux), qui entretient une relation avec un homme marié (Ian Hendry). De nature introvertie, Carol vit mal les avances de Colin, qu’elle repousse systématiquement et souffre de la présence de l’amant de sa sœur, que ce soit la nuit, lorsque le couple se retrouve dans leur lit, ou dans la salle de bain, lorsqu’elle voit les affaires de l’amant : la brosse à dents dans son verre, son rasoir… C’est de cette « répulsion » que traite le film.
Celui-ci s’articule sur une opposition simple entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’apparence et la réalité. Carol est un personnage mystérieux, qui ne laisse rien passer de ce qu’elle ressent, de ce qu’elle pense. Que ce soit le regard amoureux de Colin, le regard de sa sœur ou le regard interrogateur de son employeur, aucun ne parvient à accéder à cet intérieur, à sa psychologie qui échappe à leurs attentes : Carol est bizarre, elle a une attitude étrange, mais ils n’en sauront pas plus. Polanski offre au regard du spectateur l’effritement de la sanité de Carol, grâce d’abord à certaines scènes énigmatiques : on suit ses pas sur le trottoir jusqu’à ce qu’ils s’arrêtent sur un sol fissuré, la caméra s’éloigne et nous la voyons, assise sur un banc, fixant ce sol. On retrouve un écho à ce sol dans les fissures de l’appartement, qu’elles soient réelles, ou imaginées par le personnage. Ce motif souligne l’instabilité, voire la désagrégation psychique, du personnage et la fait glisser du réel à l’imaginaire paranoïaque. Alors que Carol erre sans but dans l’appartement, dehors se trouvent les nonnes dont la vie est rythmée par la cloche du couvent : cette image des nonnes renvoie à Carol sa propre errance physique et spirituelle et résume la psychologie d’un personnage dont la fêlure va se matérialiser pendant le film. En effet, la cloche va renforcer l’aliénation du personnage, notamment lorsque minuit sonne. Contrairement à sa sœur qui ne voit dans ce bruit qu’une nuisance sonore, le son de la cloche sera le déclencheur de la première hallucination paranoïaque de Carol : celle de son propre viol.
Apeurée par la solitude, Carol s’oppose au voyage de sa sœur avec son amant, voyage inéluctable et déclencheur de la psychose de Carol. Nous retrouvons ici la dimension tragique du film: ce départ est pour Carol doublement difficile à vivre, car non seulement elle se sent délaissée par Helen, mais celle-ci s’en va avec un homme qu’elle déteste. Redouté depuis le début du film, le spectateur a conscience de l’impact qu’aura ce voyage sur le personnage de Carol, même s’il n’en connaît pas encore les conséquences. Elle est livrée à elle-même, sans repère, si ce n’est la cloche du couvent ou le lapin mort, qui se décompose progressivement. Ce lapin a une valeur symbolique: laissé dans le réfrigérateur par Helen, il est posé sciemment dans l’appartement, accélérant sa décomposition. Chaque nouveau plan de ce lapin mort rythmera la film jusqu’à sa fin. Déjà préparé par l’ambiance étrange du début, le spectateur rentre davantage dans la personnalité de Carol, dans ses cauchemars, ses hallucinations, sa schizophrénie qui devient meurtrière et influe sur son travail de manucure : de l’absence de trois jours non justifiée à la mutilation, en hors-champ, du doigt d’une cliente, le film glisse progressivement dans l’horreur. Si Polanski préfère suggérer plutôt que de montrer (idée qui prendra toute sa force dans Rosemary’s Baby), ici, la suggestion fait graduellement place à la monstration : une descente inexorable et inéluctable dans la spirale meurtrière.
Impossible de ne pas rapprocher ce film de Psychose d’Hitchcock : une vision cauchemardesque d’un personnage double en proie à la folie meurtrière, une atmosphère dérangeante, un malaise subtilement développé. Le noir et blanc permet à Polanski d’exprimer pleinement la duplicité du personnage : ombres et lumières sont quasiment personnifiées, comme s’il s’agissait d’une lutte. Carol, blonde lumineuse au début du film, s’enferme dans son appartement sombre, les rideaux tirés et qu’il ne faut surtout pas ouvrir.
Le film s’ouvre et se ferme sur l’œil de Carol : être insaisissable et inaccessible. Ainsi, tout le film pourrait se voir comme s’il était lui-même l’œil de Carol : ses perceptions sont les nôtres, son voyage hallucinatoire est le nôtre et nous souffrons, comme elle, de la porosité entre la réalité et l’imaginaire. Dans ce film aux partis-pris esthétiques assumés et bien mieux réussi que Le Couteau dans l’eau, nous pouvons déjà y voir les germes de l’oppressant Rosemary’s Baby. Sans oublier Catherine Deneuve, qui joue parfaitement ce rôle difficile de la jeune femme hystérique et psychotique, bien loin des rôles qu’elle a pu jouer depuis !