Pépite fulgurante ayant illuminé l’art d’éclairs géniaux et orageux, l’artiste afro-américain Jean-Michel Basquiat exerce aujourd’hui encore un point de fascination aussi vif que ses toiles néo-expressionnistes. Pas étonnant alors qu’après le biopic homonyme de Julian Schnabel et une kyrielle de documentaires/portraits consacrés au prince de New York, une pièce de choix tire son épingle du jeu pour brosser les traits d’une œuvre à la force indomptable.
Samo (« SAMe Old shit »). Graffitis rageurs griffés sur les murs gris du Lower East Side, telle était la signature d’un jeune Porto-Haïtien qui dérivait alors dans le paysage apocalyptique du New York de la fin des années 1970. Comme ses cousins du CBGB’s dispensant riffs débraillés sous la banderole « Blank Generation », le geste créateur de Basquiat obéissait à un souffle furieux. Catalyseur d’une culture nègre (art primitif), continuateur des improvisations free du be-bop, jeune adhérent du MoMa, le clochard céleste incarnait une dépossession (matérielle) réinjectée en expressions anarchiques et fulgurantes. Et d’un art de rue où il promena ses guêtres déglinguées à cet immense loft où il souillera son costume Armani sous la houlette peroxydée de Warhol, c’est une ascension folle et une gloire sans précédent qu’aura connues Basquiat, jusqu’à son éclipse à 28 ans.
La force du documentaire de Tamra Davis (et d’une durée de projection condensant pareil destin) tient à l’exploration (captures et images de films indé à l’appui) de l’environnement où a germé la plante Basquiat. Murs défoncés, terrains vagues, amas de détritus, la Grosse Pomme fait, à cette époque, figure d’épicentre de la clandestinité et de lieu de désolation où s’agitent clochards, toxicos et artistes underground. Un monde traversé de fracas désenchantés, de visions déchiquetées dont l’artiste capture l’humeur bouillonnante, son énergie, avant de la faire sienne, de la transfigurer. Une anecdote est d’ailleurs connue : Jim Jarmusch confiait, après le tournage de la scène de danse de son « film d’étude » (et magnifique document du New York de l’époque) Permanent Vacation, qu’un jeune homme, Basquiat, comatait sous l’objectif, jusque là hors-champ… La petite histoire ne faisant qu’attester la proximité qui relie des artistes plongés dans cette contre-culture moderne et primitive dont l’enjeu principal tient à un pur rejet de la molle production mainstream. Car l’art contemporain d’alors n’expose plus que des installations minimalistes où la suprématie du chromatisme blanc n’a d’égal que les visages pâles qui défilent en son milieu. La démarche de Basquiat sera donc de déplacer la rue dans ces hauts lieux et de saturer ces toiles immaculées jusqu’à ce que son visage turbulent soit sérigraphié et symbolise une démarche visionnaire.
À l’image du rockumentaire posthume Kurt Cobain, About a Son (étrange parenté et destin que ceux du pape du grunge et celui de la peinture contemporaine), The Radiant Child est né d’entretiens exclusifs (minimes aussi) réalisés avec Jean-Michel Basquiat. Naviguant idéalement entre pédagogie picturale et portrait en creux, le film nous fait éprouver le talent précoce du peintre tout en balayant quelques idées reçues sur sa démarche. S’il est clair que la peinture est révolutionnaire, moins connu est son dialogue avec de nombreux maîtres (essentiellement Picasso dont il confie le choc Guernica et avec qu’il partage une vision liée à l’enfance). Les effets miroirs et de zoom qu’offre le documentaire d’art (qu’Alain Resnais a déjà révélés dans ses courts consacrés à Picasso et Van Gogh), ouvrent ici des brèches lumineuses et esquissent de pertinentes explorations des fragments basquiens. Procédé autrement plus conventionnel, les liaisons entre motifs encadrés et trajectoire de l’enfant surdoué, dévoilent des pistes de lecture à l’intérêt constant, jamais éteint. Mais la véritable révélation de ce musée confortable qu’est ce film d’art, se mesure à l’envoûtante syncope qui fait défiler une galerie de toiles dont la force de frappe, l’avalanche de jets colorés, bouscule à chaque débordement de cet aplat au relief hystérique. Les sens en émois, on en apprendra donc énormément en visitant l’écriture sous ratures et l’inspiration d’un génie qui, peignant dans un environnement où interagissent télé-magazine-be-bop, osera par exemple des collisions telles « Urine » / « Spirits ».
Que dire ensuite des excès qui accompagnent la renommée éclair du petit protégé du milieu, ses moments de gloire, les millions de dollars qu’il emmagasine chez lui, sa relation à Warhol, à la drogue… ? On en fait bien état ici, on les appose par touches fuyantes et menaçantes. Il faudra peut-être laisser de côté ces mots chargés d’émotion qui bouclent la bobine à l’évocation d’une disparition prématurée. Patine aussi conventionnelle qu’inutile, les pensées sensibles des intervenants (beau casting s’il en est) resteront finalement moins évocatrices que ces toiles intenses, irradiantes qui, bien loin des (im)postures présentes, détiennent une valeur en soi, accessibles à quiconque, sans note explicative.