C’est un film culte qui ressort ces jours-ci en salles — culte à juste titre ? Johnny Got His Gun, il faut en convenir, c’est avant tout un symbole fort, iconique même, des horreurs que la guerre peut causer à un corps humain. Ce sont l’état physique et la voix off implorante de l’inerte mais pensant Joe Bonham, jeune soldat de la Première Guerre mondiale ayant perdu ses membres, son visage et tout autre sens que le toucher mais dont le cerveau et l’esprit subsistent. Mais au-delà de ce postulat, de cette icône dont on a même fait des chansons (dont le formidable « One » de Metallica), que reste-t-il du film qui en fait usage ? À la base de sa notoriété actuelle, avant même ses récompenses au festival de Cannes 1971 (Grand Prix et Prix FIPRESCI), il faut compter la stature de son auteur Dalton Trumbo. Scénariste chevronné, figure emblématique des victimes de la chasse aux sorcières « rouges » conduite par le Commission sur les Activités Anti-Américaines (HUAC) jusqu’à Hollywood dans les années 1940 – 50, Trumbo signa avec ce film sa seule réalisation, adaptant un roman qu’il avait lui-même écrit en 1938 alors que des bruits de bottes résonnaient déjà, encore, en Europe. Auteur à la sensibilité de gauche incontestable — au point d’en avoir payé le prix — il peut difficilement être mis en doute quand il souligne le caractère pacifiste, anti-militariste voire contestataire de sa fable, a fortiori à son époque (les dernières années d’une guerre du Vietnam de plus en plus discréditée), de sorte que l’interprétation du film comme dénonciation des horreurs de la guerre prédomine aujourd’hui encore.
Questions de vie ou de mort
Pourtant, à mieux y regarder, Johnny Got His Gun ne s’avance pas tant que cela sur le terrain de la guerre. Celle-ci se réduit essentiellement à deux signes, en image et en son : le corps de Joe, mutilé au dernier degré et improbablement (on n’ose dire « miraculeusement ») vivant ; et le son de l’obus qui en est la cause, superposé à des images d’insouciance trompeuse (le départ de Joe au front) et de confiance excessive en soi (des images d’actualités). En outre, le film, par le biais des souvenirs de Joe, reconstitue des bribes d’une vie de jeune homme ordinaire : la fiancée qu’il laisse derrière lui après leur première et dernière nuit d’amour, ses relations bonnes mais pas toujours limpides avec son père aux idées non conventionnelles, que celui-ci (très bon Jason Robards) parle de sa canne à pêche ou de politique. Il y a dans ces flash-backs la promesse de l’exploration des ambiguïtés d’une vie en société, mais à la fin, ils ne reviennent qu’à dire ceci : c’est une jeune vie que la guerre a condamnée. Au-delà de ces constats au premier degré, qu’ils soient politiques (« la démocratie est fondée sur la guerre ») ou simplement humanistes (« la guerre, ça fait mal, ça nie l’humanité et ça ruine de belles vies »), force est de reconnaître que le discours de Trumbo sur la chose guerrière, sur cette machine qui canalise la pulsion de mort humaine à son profit en envoyant des gens s’entretuer, ne va pas plus loin : il s’indigne, sincèrement à n’en point douter, mais n’interroge pas, ne suit pas plus avant les pistes qui lui seraient offertes pour creuser le sujet, là où d’autres cinéastes avant et après lui (on pense au Kubrick des Sentiers de la gloire, au De Palma d’Outrages… pour les exemples les plus littéraux) s’y sont engouffrés.
Si Johnny Got His Gun recèle une dénonciation réelle et suivie, elle est plutôt à chercher dans une direction moins consensuelle et plus sujette à caution : celle de l’acharnement thérapeutique. Conservé en vie et à l’abri des regards, d’abord à des fins froidement expérimentales (alors qu’on ne le considère que comme un légume) puis par pur souci déontologique, Joe, au fil de la prise de conscience progressive de son état, du ressassement de ses souvenirs et de ses rêves induits par les sédatifs, finit par souhaiter la mort. Or Trumbo abonde dans le sens du désespéré avec une immédiateté et une insistance un peu dérangeantes. Étant parvenu à communiquer avec les autres par le toucher, Joe réitère obstinément son vœu de mourir ; on le lui refuse ; une infirmière compatissante lui accorde un geste libérateur, mais la manœuvre est contrecarrée, le patient vivra. Et dans tout cela, l’auteur ne semble voir qu’un simple conflit entre compassion et protocole. D’ailleurs, la relation entre l’infirmière et l’infirme porte elle aussi la trace de cette invitation qui nous est faite à l’acceptation rapide et peu regardante. De toute évidence en mal d’affection et au désir attisé par le torse du patient, la jeune femme lui pratique des attouchements qui ne déplaisent certes pas à l’intéressé (bien qu’il n’ait rien demandé), mais qui posent néanmoins des problèmes que Trumbo, là encore, ignore en brandissant la compassion comme excuse à toutes les transgressions.
Fable gauche
Difficile de nier la sincérité de l’indignation de Trumbo, ses efforts pour donner corps à l’absurdité et l’inhumanité dont l’espèce humaine est capable. Ce qui gêne, c’est que l’émotion qu’il cherche à susciter émane essentiellement d’un effet choc, celui de la situation de Joe, censé induire des choix tenus pour évidents, immédiats et non contestables, même dans des situations où le jugement devrait être moins sûr. Johnny Got His Gun s’apparente à ces fictions de gauche bien intentionnées, mais un peu trop assurées du bien-fondé de leur message pour déceler les ambiguïtés qui le sous-tendent et en tirer un point de vue dépassant les évidences (ou ce qu’il suppose en être). Les choix narratifs et esthétiques du film, censés donner une incarnation cinématographique au propos, illustrent principalement des évidences du récit, comme la séparation des univers physique (sombre) et mental (heureux ou onirique) de Joe par l’usage du noir et blanc et de la couleur. Quant aux scènes de rêves sous sédatifs, notamment ces vignettes ironiques mettant en scène un Jésus-Christ peu secourable envers les futures victimes, elles en rajoutent dans la parabole de l’absurde et inextricable situation du héros, mais ressemblent à des moments greffés artificiellement sur le film du présent, lui rajoutant une surcouche de vouloir-dire littéral à l’imagerie peu subtile. Elles n’empêchent guère Johnny Got His Gun de valoir plus pour ce qui le motive que pour ce qu’il réalise.