La fascination de Kubrick pour la capacité de l’individu ou de ses institutions à causer, par leurs errements, la ruine des leurs pouvait difficilement trouver meilleure cible que l’armée. Anti-militariste, le cinéaste ? Le mot réduit le propos. Si la « grande muette » en prend effectivement pour son grade dans ses films, c’est parce qu’elle est à ses yeux un exemple vivant de la ritualisation insensée et hypocrite des pulsions destructrices de l’humain. Les Sentiers de la gloire est d’autant éloquent sur cette vision du monde — et non seulement de l’armée ou de la guerre — qu’il semble tout entier tendu vers ce but, attelé à cette charge.
Prédécesseur de Spartacus — l’expérience qui déciderait Kubrick à s’éloigner définitivement des studios hollywoodiens — il s’agit par certains côtés d’un film-butoir, d’une fin de premier chapitre pour la carrière de son auteur. C’était évidemment la dernière fois qu’il manifestait son indépendance au sein du système de studios américain, se permettant même ici, du haut de ses 29 ans, de traiter d’égal à égal avec Kirk Douglas (Spartacus prenant dès lors des allures de revanche du star-system sur le jeune insolent). Mais c’est aussi le dernier de ses films restant en deçà de la durée symbolique de quatre-vingt-dix minutes — la plupart des suivants dépassant allègrement les deux heures. Décidé dès ses débuts à la quasi-autarcie, mais devant néanmoins composer avec les contraintes d’une industrie, Kubrick travaillait alors sur des durées de série B, cherchant l’impact dans un rythme rapide, n’ayant pas encore entrepris — une fois qu’il aurait pris le large — de prolonger ses effets, de travailler sa matière cinématographique dans des dimensions multiples.
Deux humeurs, un regard
L’histoire pourrait résumer un docu-fiction français, tant elle illustre fidèlement un des scandales de guerre les plus notoires à avoir atteint nos livres d’histoire. Nous sommes dans la France en guerre en 1916, entre les tranchées et le château où siège l’état-major. Des généraux ambitieux décident arbitrairement une percée à l’échec pourtant prévisible, et devant le résultat, font traduire en cour martiale pour l’exemple trois soldats triés sur le volet du régiment impliqué, pour une parodie de procès à l’issue jouée d’avancée. La présence des tranchées, l’omniprésence des uniformes et des fusils n’y peuvent rien : Les Sentiers de la gloire n’est pas un film de guerre. La guerre proprement dite y tient en deux scènes la ramenant à une dimension des plus antihéroïques et dérisoires : la percée fatale d’hommes fort peu combattants, rampant pour sauver leur peau ; et une sortie nocturne où un homme finit tué par une grenade de son propre camp.
Le reste est une vaste tragicomédie, une ronde d’hypocrisies, de lâchetés bien humaines plus ou moins déguisées, d’autopersuasions hallucinées, le tout mécanisé jusqu’à l’absurde par les mots creux et les protocoles rigides hiérarchisant les décideurs aux mains propres et les exécutants bons à broyer. Pour filmer cette ronde, Kubrick adopte deux attitudes. Il y a celle de l’observateur distant à l’ironie cruelle, capturant en plans longs les agitations de la fausseté et de la futilité dans la fonction militaire, dans les salons luxueux ou au front. Et il y a celle du chasseur des surgissements de la contrariété, de l’émotion, de la pulsion, en bref de tout ce qui trahit l’inanité des protocoles, et qui est traduit en un découpage rapide venant souvent briser la fausse tenue des plans longs susmentionnés. Telles la tragédie et la comédie, ces deux « régimes d’images » sont comme deux humeurs qui se succèdent en un cycle, mais ne forment qu’un seul regard, jamais glacé mais impitoyable, sur ces gesticulations démentes d’autodestruction du genre humain — processus dans lequel le spectateur est encore un peu plus immergé, à quelques occasions, par le truchement d’un point de vue subjectif ou d’un travelling dans l’axe du mouvement, jusque dans un peloton d’exécution.
Amer soulagement
L’officier idéaliste et un brin contestataire incarné, comme il se doit, par Kirk Douglas semble n’intervenir dans le récit qu’à son corps défendant. Non que Kubrick, qu’on sait peu enclin à l’optimisme, lui signifie un rejet appuyé ; mais il ne lui laisse clairement pas la moindre chance. Compromis dès le départ pour avoir cédé à l’ordre de l’attaque insensée, isolé par la caméra au second plan de la salle de procès — derrière les silhouettes des accusés et de leurs gardiens, la posture de dignité volontiers frondeuse du personnage, son éloquence et son habileté d’avocat-justicier paraissent bien déplacées et vaines face à une machine institutionnelle qui n’obéit qu’à sa propre logique, faite d’un croisement aberrant entre rites figés et réactions pulsionnelles. D’une manière générale, c’est la part la plus hollywoodienne du film, cette foi forcée en la subsistance de la justice et d’une bonté humaine gisant au fond du militaire, qui se trouve ici vidée de son sens. Même la scène finale apparemment réconciliatrice (une chanteuse allemande, campée par la future Mme Kubrick, adoucit de sa voix d’ange les soldats français) laisse un goût amer : le spectacle de troufions en éructation et prompts au défoulement sexuel, soudain transformés en visages contemplatifs et larmoyants ramène soudain à la futilité de leur situation, de cette image guerrière qu’ils ont ordre d’incarner au front. Tout ça pour ça.