« Inspiré de faits réels. » Il faudra un jour interroger l’ampleur de la confusion que recouvre cette mention, bien souvent unique gage de « réalisme » apporté par les films historiques s’ouvrant par ces mots. À ce titre, les premières minutes de Judas and the Black Messiah, second film de Shaka King et biopic de Fred Hampton (Daniel Kaluuya), héros martyr des Black Panthers, sont très éloquentes. La revendication de véracité, d’abord placardisée puis doublée par le recours aux images d’archives dans le générique, y est ostensiblement contournée par la mise en scène. Un schéma de mise en fiction se dégage :
Première étape. Un premier montage d’archives retrace l’histoire des Black Panthers en surlignant l’oppression subie par le groupe et l’action sociale valorisante qu’il mène. Cette ouverture souffre de la comparaison avec celle de Malcolm X de Spike Lee, où une image de violence policière était utilisée en contrepoint d’un prêche particulièrement dur plaçant la question de l’intensité et de la légitimité de la colère de Malcolm X au cœur du récit. Ici, les archives ne sont utilisées que pour introduire le camp du bien et la dynamique manichéenne qui sera celle du film.
Deuxième étape. On oppose frontalement à ce camp le parti du mal : Edgar Hoover (Martin Sheen), visage émacié et regard bleu perçant, tient, devant ses sbires, un discours très agressif contre les Black Panthers, désignés comme la menace numéro un. Le visage de Fred Hampton apparaît sur le grand écran derrière Hoover, dans une mise en scène très didactique : il est le messie qu’attendaient les révolutionnaires afro-américains, et donc l’homme à abattre. Ce sera la mission de l’agent du FBI incarné par Jesse Plemons, qui doit organiser l’infiltration de l’entourage du jeune leader révolutionnaire.
Troisième et dernière étape. Le film introduit les deux personnages principaux à la manière d’un duel de western. D’abord, William O’neal (Lakeith Stanfield), duffle-coat sur les épaules, chapeau vissé sur la tête, fait son entrée dans une séquence gonflée de lourds artifices (le jazz qui rythme ses pas et le montage, un lent travelling qui accompagne le personnage de dos le maintenant longtemps dissimulé) pour mieux introduire le grotesque du personnage : il se fait passer pour un agent fédéral pour mener à bien un minable subterfuge et voler une voiture, un méfait raté qui le conduit justement à devenir la marionnette du FBI. Judas est dans la place, comme le scande le titre en grosses lettres. Le film oppose alors à son dernier mot « messiah » la simplicité de la figure de Fred Hampton qu’un simple bob sur la tête et un air détaché suffisent à rendre cool. Le film ne déviera plus de cette trajectoire rectiligne, menant son principe d’opposition (artifice/sobriété, attentisme/engagement, vice/vertu) jusqu’au bout du programme annoncé : la trahison attendue de Judas et le martyre du messie. Un chemin tout tracé, semble-t-il, pour faire entrer Fred Hampton au panthéon hollywoodien des héros contestataires.
Cette volonté de lier la biographie de Fred Hampton à un récit biblique et dualiste, emballée de surcroît dans le genre du polar noir, ne pose pas de problème en soi – les confrontations entre « faits réels » et récits de genre, même les plus brouillées comme les films historiques contrefactuels de Tarantino, peuvent être très fécondes – mais elle débouche ici sur une forme de superficialité. À l’instar de Blackklansman : j’ai infiltré le Ku Klux Klan de Spike Lee, Shaka King n’investit pleinement ni le genre dont il utilise les codes ni la réflexion sur la figure historique qu’il évoque. Comme dans le film de Lee, le bornage du récit par des images d’archives empêche la fiction d’exister pour elle-même (la prestation de Daniel Kaluuya, par exemple, souffre de la comparaison avec les images du vrai Fred Hampton, et comment pourrait-il en être autrement ?) et pousse à l’interroger sous l’angle de la véracité.
Dilution
Si Shaka King concentre sa mise en scène sur l’opposition de ces deux figures, privilégiant toujours par ses cadres (essentiellement des gros plans) l’intime à la fresque, il échoue pourtant à donner chair à cette confrontation. Il y a très peu d’échanges entre les deux personnages, pas d’influence, d’admiration, d’affection, de rejet ou de jalousie. À quoi bon dédier le récit à la relation entre ces deux êtres si le film n’explore pas les turbulences du désir mimétique qui les lie et les transforme ? Piégé dans le camp du mal – la mise en scène ne cesse de souligner cet état de fait comme dans un plan symptomatique où la silhouette du Judas se dessine dans le contre-jour d’une lumière rouge sang – William O’Neal n’interroge les conséquences de ses actes que lorsqu’il encourt un danger. « Lâche un jour, lâche toujours » semble-nous rabâcher le film à chaque étape du récit. Quand lors d’une grande séquence de discours le film donne enfin l’impression d’interroger le dilemme moral de William O’Neal, celui-ci semblant céder au charisme et au sermon galvanisant d’Hampton, la présence de Jesse Plemons dans la foule, surveillant l’apostat, ramène le film dans le giron de son faux suspense : O’Neal va-t-il sauver sa peau ? Comme un pied de nez à la fiction, il faut attendre la conclusion documentaire du film pour prendre la pleine mesure du tragique de ce personnage.
Le film souffre par ailleurs de son ton un peu trop caricatural lorsqu’il s’agit d’évoquer le mal, figuré comme une chaîne de commandement (de bureau à bureau) dont chaque maillon se caractérise par son attentisme, sa couardise et son manque d’empathie, et au sommet de laquelle règne en maître Edgar Hoover, raciste obsessionnel. Une variation assumée du concept arendtien de « banalité du mal » flirtant parfois avec la comédie (la vilénie de Martin Sheen est grossière, la lâcheté teintée de sadisme de Jesse Plemons prête à sourire).
Que reste-t-il alors de la figure historique de Fred Hampton et de son message ? Cantonné au rôle de contrepoint du traitre O’Neal, Hampton apparait malheureusement comme un personnage archétypal : au désengagement et à la vacuité bling-bling de William, Fred répond par un courage, un dévouement absolu à sa cause et une bonté, teintée de timidité, un peu surlignée. Plus problématique, le film ne s’intéresse à son parcours politique que pour figurer des situations potentiellement compromettantes pour O’Neal. Lorsqu’il essaie de rallier différents groupes de militants à sa cause (des latinos, des white trash) prônant le dépassement des identités pour mieux investir la lutte des classes, le film s’attarde encore sur le sort du traitre : va-t-il être démasqué par des vieilles connaissances ? Le discours anticapitaliste et rassembleur, très singulier, de Fred Hampton apparaît comme une simple toile de fond. Il est d’autant plus regrettable qu’il soit invoqué dans une fiction qui cherche tant à iconiser, dans la pure tradition du biopic hollywoodien : lors de ses discours, Hampton est toujours filmé dans des gros plans en longue focale, tandis que son public, le peuple, le collectif, reste perdu hors champ, comme une entité floue.