Dix ans après La Vie rêvée des anges, qui consacrait Natacha Régnier et Élodie Bouchez, Erick Zonca revient sur grand écran pour, de nouveau, un portrait de femme à la marge, sans concession. Dans sa mise en scène, et jusqu’au choix des lieux de tournage, Julia est avant tout la sortie de terre d’un grand personnage de cinéma, et une ode à l’indéniable talent de l’actrice qui tient le rôle-titre, Tilda Swinton. On salue le refus d’une psychologisation pourtant attendue de ce personnage, au profit d’une intrigue policière qui tire définitivement le film du côté de l’action et du suspense. Et on salue l’intelligence de Zonca de ne pas juger ni apporter de morale à son histoire, mais simplement de sortir cette femme de son marasme, de lui rendre sa part humaine.
Ce qui est embêtant, avec les « grands retours », c’est qu’ils sont précisément attendus au tournant. Julia n’échappe pas à la règle. D’autant qu’Erick Zonca avait littéralement déserté les salles obscures, laissant pas moins de dix ans s’écouler depuis La Vie rêvée des anges. Le programme est alléchant, avec cette mystérieuse et tout juste oscarisée Tilda Swinton, dont on se doute avant même de découvrir le film qu’elle porte l’histoire de tout son grand corps, qu’elle habite l’image de ce visage à la fois imperturbable et si expressif. Et c’est bien le cas, ce qui confirme la propension de Zonca à révéler la palette de jeu de ses actrices, à les pousser avec succès dans leurs retranchements émotionnels.
Julia Harris, la quarantaine, est alcoolique depuis de longues années. Grande gueule, rebelle à toute forme d’autorité, séductrice, manipulatrice, et sans volonté de changer, elle vivote, seule, dans un Los Angeles glauque qui n’est pour elle qu’un réservoir de bars et de fêtes où elle épuise ses nuits successives. Danse, alcool, drague, cuites, amour sur la banquette de la voiture d’une conquête mariée… Zonca la filme dans toute la panoplie de la femme perdue et dévastée. Sans rien à perdre justement, Julia accepte d’aider sa voisine Elena à kidnapper son fils Tom, que son milliardaire de grand-père a éloigné d’elle. Sans aucune considération altruiste (au départ), Julia flaire au contraire le filon financier et s’embarque dans une folle aventure sans issue, qui la conduit au Mexique, pays du jeune garçon kidnappé.
Avec cette trame, le filme flirte avec le road-movie : des rues quasi artificielles gonflées d’un soleil cru de LA aux méandres poussiéreux de Tijuana en passant par l’immensité sèche du désert entre les États-Unis et le Mexique, la fuite effrénée de Julia est symptomatique de la volonté d’Erick Zonca de s’intéresser à l’action, puisque son personnage n’est pas conscient de ses actes, mais que c’est l’action qui va la pousser à changer. Une action qui n’est jamais où on l’attend, tant le scénario est complexe, et pas où on l’attend également dans les lieux où Zonca a choisi de tourner. Des espaces solaires, qui, d’une part, contrastent avec la noirceur de son héroïne et qui, d’autre part, prouvent qu’il n’est nul besoin de mettre en scène un personnage sombre dans des lieux glauques pour révéler les tourments de son âme. La scène de réveil dans les bras d’un quasi-inconnu sur le parking d’une boîte de nuit puissamment ensoleillé est ainsi d’une tristesse, presque d’une pitié, infinies. La révélation de l’âme de Julia passe évidemment par la bluffante interprétation de Tilda Swinton, devant laquelle on se demande qui d’autre aurait pu incarner cette Julia. Un corps immense et chancelant sous l’effet de l’alcool, un visage étrange où l’on a du mal à lire clairement, une ambivalence troublante, la comédienne porte en elle cette Julia, et l’habite comme elle habite l’écran.
Erick Zonca construit autour d’elle un magnifique personnage de cinéma, en cela qu’il est complexe. Pas sympathique, mais jamais totalement antipathique non plus. En pleine déchéance, loin de toute dignité humaine, mais digne tout de même dans ses attitudes : une Julia qui se relève, une Julia belle, une Julia qui sent qu’elle s’effondre mais qui veut faire illusion. Une Julia que Zonca filme au plus près, dans des cadres souvent très resserrés autour de son visage, de sa poitrine, de ses longues jambes fragiles. Surtout, et c’est là la grande réussite du film, Erick Zonca refuse de psychanalyser son personnage, encore moins de la juger. Il la fait évoluer à la faveur d’une histoire peu commune, dans les décisions qu’elle se voit tout à coup forcer de prendre. Dans Julia, pas de séances aux alcooliques anonymes, encore moins chez le psy, pas non plus de conseils d’amis chers qu’elle n’a pas. La seule personne susceptible, non pas de transformer Julia, mais de lui faire accepter de se regarder en face, est Mitch : un ancien alcoolique plus ou moins amoureux d’elle, sa béquille morale et physique, même si elle ne l’écoute pas. Un personnage très réussi et bien inséré dans l’histoire. Apparaissant par touches, il n’alourdit jamais le film de messages forcément plats, mais est présent à des moments clés. Ce parti pris contribue lui aussi au rythme haletant du film, puisque Zonca choisit définitivement l’action. En valsant d’un genre à l’autre, passant du thriller au film de gangsters (la dernière partie du film) puis au film noir, il met en scène l’écrin idéal à la prise de conscience de son personnage. Les différents styles qu’il maîtrise parfaitement proposent ainsi des états émotionnels à géométrie variable dans lesquels Julia se voit forcer d’agir, et qui vont progressivement l’arracher à sa torpeur inhumaine.
Malgré tout, conclut Zonca sans juger, Julia a résisté, et la relation avec un gamin de huit ans lui a ouvert les yeux sur une dimension de la vie qu’elle avait oublié : l’autre. Tour de force, là encore, que le duo entre ce jeune garçon et cette femme brusque, qui donne lieu aux plus belles scènes du film, celles où, enfin, on voit Julia comme une femme et plus comme un être dépravé. On garde l’image de cette Julia serrant si tendrement dans le creux de son corps nu ce petit être qui la réveille littéralement.