Kinshasa est décidément la capitale musicale de l’Afrique. Les Français Renaud Barret et Florent de La Tullaye contaient l’an dernier une success-story à l’africaine, celle du Staff Benda Bilili, éclopés des bas-fonds de Kinshasa au zouk énergique. On pouvait espérer du projet des Allemands Claus Wischmann et Martin Baer qu’il prenne le contre-pied de cette vision sans fausse note d’un Congo réduit à un folklore musical teinté de misérabilisme. Mais Kinshasa Symphony n’échappe pas aux travers d’un genre documentaire qui, à trop souvent privilégier l’émotion sur une réalité moins monochrome, délivre la même rengaine angélique d’une Afrique plombée par les grandes tragédies humaines mais lumineuse dans son opiniâtreté et son optimisme envers et contre tout.
Conjuguant deux passions hétéroclites mais non contradictoires, celle de la musique classique (tous deux ont réalisé un grand nombre de captations de concerts et d’opéras) et celle des cultures africaines, Kinshasa Symphony, premier long-métrage de cinéma des deux documentaristes, s’attache au seul orchestre symphonique au monde uniquement composé de musiciens noirs : l’Orchestre Symphonique Kimbanguiste. Cette formation improbable, au cœur du tumulte des rues cabossées de Kinshasa, ne laisse pas de surprendre : fondé à l’initiative d’un ancien pilote d’avion au chômage, chef d’orchestre improvisé au gré de ce projet un peu fou, entièrement composé de musiciens amateurs qui, chaque soir après une longue journée de travail, se pressent aux répétitions, l’Orchestre Kimbanguiste est un étrange melting-pot culturel, une libre interprétation congolaise des grandes œuvres du répertoire européen. Les percussionnistes décèlent des rythmes africains chez Beethoven, les choristes s’appliquent à décortiquer la langue allemande du poème de Schiller dans la Neuvième Symphonie, un violoniste répare son instrument avec un câble de vélo, un autre musicien improvise une cloche avec une jante de voiture.
Entre répétitions et portraits intimes, le film déroule le fil linéaire de la préparation du concert de la Neuvième de Beethoven et s’attarde sur quelques figures exemplaires pour qui la musique est une parenthèse heureuse dans une existence chaotique. Sans doute les deux réalisateurs ont-ils voulu montrer l’indéfectible courage de ces hommes et femmes qui, loin de se laisser abattre par un quotidien morose et éreintant, trouvent dans une musique aux accents universels une forme de transcendance, d’où ces portraits filmés d’un(e) musicien(ne) jouant seul(e) dans le tumulte et la poussière de la rue. Mais ce procédé tourne vite à la pose, sans qu’émerge une véritable poésie de ces instants suspendus.
Sans jamais creuser plus avant les motivations et les liens qui unissent les membres de cet orchestre insolite, Kinshasa Symphony prêche avec angélisme une espèce de message universel où la musique serait la clef de tous les maux. Dans le même registre de formations musicales hors du commun, le film évoque l’épopée du West-Eastern Divan Orchestra et de son chef d’orchestre Daniel Barenboïm, magistralement portée à l’écran par Paul Smaczny en 2005. Knowledge Is the Beginning, chronique de cet orchestre arabo-israélien, où la realpolitik le dispute parfois à l’idéal de communautés réconciliées, où les débats s’invitent sans cesse entre les répétitions, évitait habilement l’image d’Épinal qui tend à faire de Kinshasa Symphony un récit un peu trop exemplaire.
À force de se concentrer sur la partition de ce qui est sans aucun doute une belle aventure humaine, le film passe complètement sous silence le contexte politique du Congo et les séquelles de trente ans de dictature de Mobutu, de même qu’il réduit la topographie exubérante de Kinshasa à quelques plans de coupes où les femmes coquettes tentent de ne pas abîmer leurs souliers dans les ornières boueuses de la route. La pauvreté est tout juste assez digne pour être magnifiée dans un film où chacun s’emploie à révéler le meilleur de soi-même. Auraient-ils voulu faire un film destiné à promouvoir l’Orchestre Kimbanguiste à travers le monde que les réalisateurs ne s’y seraient pas mieux pris. Le film se prend à son propre piège : s’agit-il de montrer comment la culture de la débrouille africaine réinterprète la culture d’élite de la vieille Europe ? S’agit-il de proférer que l’espoir, ici tout entier incarné dans la musique, triomphe toujours de la misère ? Alors le message laisse comme un goût amer en bouche.