Knit’s Island se déroule intégralement dans le jeu vidéo en ligne DayZ, un « simulateur de survie » prenant place dans un monde postapocalyptique peuplé de zombies. Trois documentaristes arpentent ses territoires désolés, longent ses routes désertes et se faufilent entre les hautes herbes pour contempler ses étendues sauvages. Comme DayZ se joue en vue subjective, les « yeux numériques » des avatars font office de caméra virtuelle – par exemple, pour « filmer » les branches des arbres qui ondulent sous le vent, il leur suffit de lever la tête. Le film se consacre toutefois moins à la découverte de ce monde ouvert qu’il n’ambitionne de s’immerger au sein de la myriade de petits groupes composés par les joueurs. Se présentant comme une équipe de cinéastes, les lettres PRESS écrites en gros sur leurs tenues, le trio de réalisateurs part à leur rencontre et échangent autour de leurs pratiques.
La démarche n’est pas évidente dans un univers où il faut composer avec des infectés voraces et des habitants prêts à ouvrir le feu sur quiconque les approche. Si une rencontre heureuse leur permet d’apprendre à se repérer grâce aux constellations, le risque de se faire abattre sans sommation les pousse généralement à procéder avec prudence. Car dans DayZ, la mort est une menace à prendre au sérieux : il faut que l’équipe pense également à se nourrir, s’hydrater, se soigner… L’ambiance mortifère qui règne sur l’île transparaît d’ailleurs dans une scène étonnante observée par les documentaristes : poussant le roleplay assez loin, des joueurs organisent une cérémonie en souvenir d’un ancien chef de clan disparu. Cet événement révèle en particulier la manière dont certaines communautés se soudent autour d’une fiction commune, en plus de partager une même philosophie dans leur approche du jeu. Qu’ils incarnent des pilleurs violents ou des pacifistes jurant de ne jamais ôter la vie (aussi numérique soit-elle), les survivants partagent via leurs avatars des souvenirs dont ils avouent parfois qu’ils paraissent plus vivants que ceux de leur existence « IRL » (in real life). Pour autant, la finalité des cinéastes n’est pas de brosser un tableau exhaustif des différentes façons de jouer. Alors qu’ils prennent le temps d’écouter le « Révérend Stone » décrire la religion qu’il a inventée sur l’une des îles du territoire fictif du jeu (et qui donne son titre au film), il apparaît que les formes prises par ces communautés virtuelles sont plus spécifiquement leur objet d’étude.
Le monde perdu
La beauté de Knit’s Island réside précisément dans sa capacité à restituer l’expérience hybride que constitue l’immersion dans un jeu vidéo, et notamment les jeux en ligne. On y pratique en premier lieu ce que Roger Caillois appelle le mimicry, soit le fait de « devenir soi-même un personnage illusoire et se conduire en conséquence ». Dans un jeu comme DayZ, le roleplay ne se limite pas seulement à interpréter un personnage avec sa voix, mais implique aussi de mouvoir le corps numérique comme on dirigerait une marionnette. Cet aspect du jeu transparaît notamment dans une scène de rave party où les joueurs exploitent les animations rigides de leurs avatars pour danser de manière erratique. Cette dimension mimétique du jeu implique l’idée d’offrir un spectacle : on incarne son personnage peut-être avant tout pour l’offrir au regard des autres – ce que le « Révérend Stone » synthétise lors d’une réflexion sur son accoutrement (« pour certains la protection est la priorité, pour d’autres c’est le style »).
Cet horizon place DayZ (et les autres titres qui s’en rapprochent) en héritier lointain de Second Life, un monde virtuel en 3D dans lequel Chris Marker avait créé une île sur laquelle il se promenait via son avatar, nommé Sergeï Murasaki. Marker avait déjà bien compris que la nature de ces mondes numériques se rapprochait plus d’un « entre-deux » que d’un ailleurs. On retrouve par endroits cette idée structurante dans Knit’s island, par exemple lorsque le joueur incarnant le « Révérend Stone » se met à fredonner un air que sa fille n’arrête pas de chanter dans le monde réel, ou quand l’aboiement d’un chien s’invite dans l’univers du jeu via un micro. Au détour d’une scène plus troublante encore, un personnage se fige soudainement car la joueuse le contrôlant doit aller s’occuper d’un enfant qui vient d’entrer dans la pièce où elle se trouve. En l’absence de sa marionnettiste, le corps numérique se transforme en statue, tandis que l’on entend, à travers les micros, mère et fille discuter. On se rend alors compte que les avatars, en plus de constituer des « véhicules » permettant aux joueurs de se déplacer dans ce monde numérique, ouvrent une fenêtre vers leur quotidien : pourvus des voix des joueurs qui les incarnent, ils laissent aussi occasionnellement filtrer des résidus de leurs environnements (bruits, conversations avec des proches, etc.).
Cette question de l’hybridité du monde numérique prend encore une nouvelle dimension alors que la pandémie de Covid-19 fait progressivement irruption dans les échanges entre les joueurs, d’autant que le monde de DayZ est lui aussi la proie d’une mystérieuse épidémie. Tandis que le monde physique se « met en pause » au gré des confinements, une expédition s’organise au sein du jeu, avec pour objectif de s’aventurer au-delà de ses limites connues. Une fois la frontière dépassée, les éléments du décor (arbres, hautes herbes, roches) laissent place à une surface vierge et infinie. Cette terra incognita révèle alors toute son étrangeté, d’autant plus que les glitches se multiplient à mesure que les avatars s’avancent : une lune carrée se lève à l’horizon, un personnage devient invisible… Au gré de cette marche vers l’infini, les lieux deviennent le miroir de ce qui se passe en dehors du cocon ludique : un environnement inquiétant, dépouillé de ses apparences ordinaires, qui se révèle toutefois propice au regroupement et à la méditation. Pendant l’expédition, les joueurs partagent le trouble de se sentir « seuls au monde ». Que faire une fois que toutes les règles ont disparu ? Les réponses apportées à cette question divergent : le « Révérend Stone », ce « vieux » personnage, mettra juste après un terme à son histoire (sans que l’on sache exactement ce que sa décision implique : arrête-t-il de jouer à ce jeu-ci ? Ou reprend-il à zéro la partie sous les traits d’un autre avatar ?). Pour d’autres, au contraire, s’ouvrent de nouvelles perspectives en inventant d’autres formes d’exploration. Par exemple, pourquoi ne pas survoler l’île en nageant dans le ciel ? Si ce territoire n’a pas de fin, comme le précise le titre, c’est essentiellement parce qu’on le (re)découvre selon la façon dont on le parcourt. Le temps passe, qu’on le veuille ou non : voilà certainement le simple constat auquel aboutissent les cinéastes au terme des quelques centaines d’heures passées dans DayZ. Et de confirmer que les espaces numériques sont décidément propices aux déambulations mélancoliques.