Knit’s Island, l’île sans fin est le premier film tourné dans un jeu vidéo à se frayer un chemin jusqu’aux salles de cinéma françaises. Nous revenons avec Quentin L’helgoualc’h, coréalisateur du film aux côtés d’Ekiem Barbier et Guilhem Causse, sur les différentes étapes de ce projet d’immersion documentaire dans le monde postapocalyptique de DayZ.
D’où est venue l’idée de tourner dans un jeu vidéo ?
Le projet part d’une envie cinéphile commune d’explorer des zones encore en friche du documentaire. C’est lors d’une conversation, un matin autour d’un café, qu’on s’est dit qu’un tel projet était faisable, notamment grâce à l’existence des jeux en ligne (que nous ne connaissions pas beaucoup) et de la possibilité qu’ils offraient d’aller à la rencontre des autres par le virtuel. Parcourir des mondes ouverts était attirant. On s’imaginait cadrer directement avec notre regard, simplement en nous déplaçant. Par la suite, un défi plus théorique est apparu : il fallait trouver un moyen de filmer le virtuel comme une forme de prolongement du réel, une possibilité de celui-ci. On s’est alors dit qu’il fallait qu’on incarne des explorateurs en immersion. Ce qui nous a contraint à passer par une véritable période d’apprentissage, pendant les trois ans de jeu nécessaires à la préparation et à la production du film. Il nous a fallu progresser au fur et à mesure et comprendre les codes de DayZ – notamment comment survivre – avant de trouver des solutions pour filmer ce milieu inconnu.
Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
Parmi elles, il y a les films de Chris Marker, forcément. C’est un précurseur de l’exploration de ces mondes numériques. On a eu envie de dévorer tous ses films pour comprendre quel chemin il a pu emprunter. Marker était à la fois en avance et en décalage. Et c’est ça qu’on a trouvé beau : alors qu’il était déjà âgé au moment où les jeux vidéo se sont popularisés, il en est venu à archiver ses pièces, à les transformer en installation pour les refilmer dans un monde numérique (Second Life), et même à inviter Agnès Varda pour qu’elle vienne les voir dans le cadre d’une exposition virtuelle.
Il est vrai que, comme Chris Marker, vous abordez le jeu vidéo comme un espace de rencontres (entre différents mondes et différentes personnes) plutôt que comme un univers alternatif coupé du reste.
Oui, nous nous sommes beaucoup renseignés sur la manière dont le cinéma, et notamment le documentaire, avait abordé le jeu vidéo. La démarche de Chris Marker est quelque part la seule qui nous parlait vraiment. Il ne regardait pas le jeu vidéo de l’extérieur, mais essayait réellement de l’habiter. Cela concordait avec notre parti pris consistant à se dire que, pendant un certain temps, on allait être à l’intérieur d’une expérience immersive, un peu comme le ferait un journaliste gonzo (rires). L’idée était de se mouiller, de nouer un lien émotionnel avec notre sujet, comme si l’on filmait une situation réelle. Le personnage du Révérend nous a par exemple attirés parce qu’il s’agissait de quelqu’un qui prenait soin des autres, à la fois dans son roleplay, mais aussi en s’assurant que tout le monde s’amusait et que personne n’était mis de côté. Il nous a avoué passer la moitié de sa vie dans ce jeu. Cette personne, qui est in real life masseur et thérapeute, est donc aussi un cowboy suivi par une communauté de fidèle dans DayZ. Ces deux éléments font partie de sa réalité.
Aspérités numériques
Comment se sont déroulés les entretiens avec les joueurs et les joueuses ?
Au fond, les conditions étaient proches d’un « vrai » tournage : on faisait des repérages en amont pour choisir le décor et l’angle de prise de vue, avant de mettre en place un cadre et d’installer des lumières. On disposait même d’une régie pour avoir des aliments et de l’eau à disposition. Ce n’était pas pour se donner des airs ou simuler un tournage réel, mais parce que l’on en avait techniquement besoin. Au sein du jeu, il convient d’être en forme et de se nourrir avant de se lancer, car, dans le cas contraire, on meurt ! Ekiem se chargeait des entretiens, je filmais et Guilhem s’occupait donc de la « régie ». Il s’occupait par exemple d’aller chercher du bois, étant donné que lorsqu’un personnage a froid, son « souffle » émet de la buée qui peut se fixer sur « l’objectif » de la caméra. Le meilleur moyen pour régler ce problème sur les plans fixes consistait donc à faire un feu à côté de mon avatar afin qu’il ait chaud (mais pas trop non plus, car sinon il tombait malade). Il faut imaginer Guilhem en train de rapporter du bois et de faire du feu pendant nos entretiens (rires) ! Il prenait à la fois soin de nos « corps » à la manière d’un régisseur, et de la « caméra » comme le ferait un assistant caméra. Tout ça alimentait un imaginaire qui nous plaisait : comme dans les films de Werner Herzog, on devait braver des tempêtes pour arriver, au bout du compte, à approcher une société humaine.
Entre les entretiens, les sons d’ambiance et les voix qui surgissent sans que l’on sache toujours d’où elles viennent… La composition de la bande-son a dû constituer un sacré défi.
Guilhem a en fait trouvé comment séparer chaque piste audio. Personnellement, j’enregistrais la voix d’Ekiem tandis qu’il s’occupait des sons d’ambiance. On était, par conséquent, souvent côte à côte pour enregistrer. Et puis, au montage, on a rajouté des pistes afin de favoriser l’immersion. Il fallait tout de même faire attention à garder cette patine du réel, à l’image des défauts sonores causés par les problèmes de connexion. Les aspérités provoquées par les microphones font partie de cet univers. Elles singularisaient par exemple la voix de certains protagonistes. Par ailleurs, il y a une séquence durant laquelle on entend les joueurs et les joueuses parler de leur quotidien. Ils racontent ce qu’ils voient à travers leur fenêtre, évoquent les conditions de leur confinement, etc. Là, pour le coup, on s’est permis de travailler sur des « paysages sonores » qui ne sont pas totalement en rapport avec ce qui est à l’image, mais tissent un lien avec ce qu’ils nous racontent.
Comment avez-vous composé avec la nature particulière des images lors des phases de post-production ?
On nous a conseillé de nous tourner vers un monteur sans connaissance particulière des jeux vidéo, voire quelqu’un qui n’aurait pas l’habitude du cinéma d’animation en général. C’était un bon conseil : il nous fallait plutôt un profil proche du « réel ». Nicolas Bancilhon, notre monteur, nous a permis de radicaliser ainsi le film, car il nous a ramenés à certaines idées dont nous nous étions éloignés au cours du tournage. Il nous a recentrés sur la dimension « cinéma direct » de chaque scène, en nous éloignant de cette facilité propre au jeu vidéo de pouvoir réaliser une quantité de beaux plans d’illustrations. Il nous a incités à garder des plans fixes, à restituer les entretiens tels qu’ils se sont déroulés et à conserver certains silences. Cela nous a permis de retranscrire ce qu’implique concrètement de parler à quelqu’un dans un jeu vidéo. C’est grâce à ce travail que l’on s’est rendu compte de la quantité de hors-champs intéressants dont il ne fallait pas se détourner : en plus du hors-champ classique, c’est-à-dire ce qui se passe autour de la caméra, mais qui n’est pas filmé, il y avait aussi tout ce qui relevait de l’espace « réel » des joueurs et des joueuses. C’est en laissant des blancs dans les conversations que l’on a pu ménager un espace pour imaginer leur environnement.
Vous imaginiez, pendant sa production, que Knit’s island puisse être le premier « machinima » à bénéficier d’une véritable sortie en salles ?
Oui, cette ambition un peu folle ne nous a jamais quittés. C’est pourquoi le film a été produit de cette manière, en pensant à une diffusion en salle. Après tout, pourquoi le cinéma ne pourrait-il pas prendre aussi cette forme ? En accompagnant la sortie, on a entendu certaines personnes douter que Knit’s Island ait vraiment sa place dans un cinéma. Selon eux, il se destinerait plutôt à des musées d’art contemporain. C’est étonnant parce qu’on n’a pas du tout l’impression d’avoir signé un film expérimental. On trouve même que c’est un film assez classique, au-delà de son dispositif.
Le plein et le vide
Comment est née cette séquence qui se déroule en dehors de la carte ?
C’est nous qui avons proposé aux joueurs et aux joueuses de se rendre dans la Zone, surnommée ainsi en référence à la fois à Chris Marker et à Andreï Tarkovski. Ils en parlaient régulièrement, mais personne ne s’y était vraiment aventuré, hormis quelques-uns pour y tourner des vidéos YouTube. Cette idée est née de la volonté de regrouper les personnes que l’on avait rencontrées et de les filmer ensemble, ce qui n’avait pas été jusqu’alors cas. C’était un peu comme si l’on organisait une manifestation, en prenant des libertés par rapport aux règles du jeu. La chose relevait au fond d’une expérience : que se passe-t-il lorsque l’on s’éloigne des artefacts du jeu, de son système, et qu’il ne reste plus que la voix des joueurs et des joueuses ? On s’est alors retrouvés projetés dans un vide. L’espace y est littéralement infini, ce qui nous a ramenés à l’imaginaire de films prenant place dans des déserts et aux expériences psychédéliques liées aux conditions extrêmes qui y règnent. Au fur et à mesure que l’on avançait, tout se déconstruisait : le jeu semblait se dévorer lui-même. C’était assez mystique, je ne me l’explique d’ailleurs toujours pas.
D’où vient, à ton avis, cette attirance vers l’au-delà du jeu, que l’on retrouve régulièrement chez les cinéastes qui s’intéressent aux jeux vidéo, par exemple Harun Farocki dans sa série Parallel ?
En ce qui nous concerne, la Zone ne nous intéressait pas pour filmer les glitchs en particulier, mais pour montrer plus clairement que certains joueurs explorent ce jeu d’une manière poétique, comme ce couple qui cherche des bugs ici et là. C’est la recherche en elle-même qui compte pour eux : dès qu’ils trouvent une petite anomalie, ils l’archivent. Cette manière de « jouer différemment » dit beaucoup de la personnalité des personnes derrière les avatars. S’aventurer dans la Zone permettait donc, d’une certaine manière, de se rapprocher d’eux.
Il est vrai que, même si elle est plastiquement impressionnante, vous filmez avant tout, lors de cette séquence, des gens qui écoutent de la musique ensemble…
Oui, je suis assez content que l’on me parle souvent de cette scène. Ce qui comptait pour nous, plus que le principe de sortir du jeu, était que les joueurs et les joueuses vivent ce moment ensemble. Le fait que l’un d’entre eux diffuse spontanément de la musique et que les autres l’écoutent avec lui sous la pluie… Cela produit une situation durant laquelle des gens qui habitent aux quatre coins du monde vivent de concert une expérience bien réelle. Les forêts de DayZ sont un peu à l’image d’Internet : un trop-plein dans lequel on se perd facilement. Se rendre dans cet espace vide revenait à s’offrir un moment de calme, où la méditation serait de nouveau possible. On pouvait y recréer un collectif. C’est aussi ce rapport de force entre le plein et le vide qui nous a intéressés.