Issue du documentaire expérimental, Clarisse Hahn continue d’approcher des communautés aux rites précis, après Karima (2003) et le sado-masochisme ou Les Protestants (2006). Elle s’attache cette fois à la culture de son compagnon kurde qui lui fait découvrir son pays qui n’existe pas. C’est par les yeux de l’amour qu’il prend forme.
Disséminés entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie, les Kurdes sont un peuple en guerre perpétuelle. Repoussés loin dans les montagnes, cernés par les troupes adverses. Les approcher représente donc un défi réel, mais Clarisse Hahn nous fait voir combien il en va de même intimement. À l’image de la branche animiste à laquelle appartient son compagnon Oktay qui charge chaque pierre d’une signification, le moindre micro-événement, la moindre parole embrase les esprits dans l’espace étriqué des maisons du village perdu dans les montagnes turques du Kurdistan. À défaut de nation reconnue, c’est par les accrocs dans les liens familiaux, comme entre une matriarche et sa bru, ou dans les liens sociaux entre voisins que se tisse le quotidien, portant à ébullition, et jusqu’à un comique teinté de désespoir, le désir de débat, la rage de s’affirmer contre l’autre.
La démarche de Clarisse Hahn part d’une sorte de cristallisation scopique et amoureuse face à une vision de l’altérité : sous sa fenêtre, à Paris, un groupe d’hommes danse, chante et manifeste, formant une sorte de grand corps uni d’où pourrait se détacher un corps en particulier. C’est cette vision première qui prédomine et que le documentaire déploie. Que sont ces corps, ces gestes, ces autres ? Immédiatement après cette vision, Oktay nous est présenté aux côtés du pilier de la communauté, son centre névralgique, pour ne pas dire le nœud de toutes les discordes : sa grand-mère. Et d’emblée se noue le dispositif qui se poursuivra tout au long du film : une véritable triangulation entre le regard que nous propose la caméra, celui de la famille et des voisins sur cette intruse et celui médian d’Oktay, mi-acteur, mi-spectateur, présence intermittente. Ce qui circule entre ces parties, c’est une même appréhension de l’autre, faite de curiosité pour le meilleur, de haine pour le pire.
Le parcours de Clarisse Hahn au sein de cette communauté se distingue à la manière dont peu à peu sa place s’affirme, est plus ou moins chahutée, la manière dont sa caméra progresse au cœur des relations qui unissent ces villageois. Elle en capte ainsi d’abord l’exiguïté et constate la facilité avec laquelle l’intimité se révèle, notamment dans une scène mémorable où un jeune homme rompt avec sa copine occidentale par webcam, sous les yeux à la fois avides et flegmatiques de la maisonnée.
Il s’agit aussi de saisir les dispositifs de mise en scène de soi ou de la communauté qui ne manquent pas. La matriarche en a une science innée et impose ce jeu dès les premiers plans. Elle délaisse rapidement l’intermédiaire de son fils Oktay, avec lequel elle n’a pas manqué d’abord de créer un aparté provocateur pour mettre une distance avec la caméra de Clarisse Hahn, pour apostropher celle-ci sans ambages, s’amusant à exprimer sa méfiance et son désir de contradiction par un jeu de faux-semblants autour de son thème favori, l’argent. Dans ces débats vifs qui sont autant de longues séquences, tout un spectre de sentiments se fait jour, circulant des villageois aux spectateurs. Clarisse Hahn parvient ainsi à nous nouer à eux, à créer une relation d’altérité qui unifie et constitue un corps social sous nos yeux, dessinant un maillage très serré de relations.
Dans cette progression, des groupes particuliers apparaissent, notamment autour des femmes. Lorsque Hahn assiste à leurs conversations, donnant à voir les tensions d’une sorte de gynécée, elle touche au cœur palpitant d’une culture avec, par exemple, sa violence langagière très imagée. Pour autant, la force documentaire paraît moindre lorsqu’il s’agit de montrer certaines traditions dans leur crudité, comme lors d’un abattage filmé avec une frontalité trop évidente, qui ne produit pas grand-chose. Comme si la distance s’affolait un peu, perdait de sa justesse. On sent bien, par moments, à quel point elle n’est pas simple. Ainsi, lorsque Hahn est prise à partie par le frère d’Oktay qui la renvoie soudain au statut d’Occidentale, la scène menace de basculer dans une impasse, engageant trop fortement le point de vue dans une mise à l’épreuve du cinéma lui-même. La voix-off de Hahn, en s’imposant, rompt la magie du dispositif, laissant voir une limite. Quelque chose s’est particularisé, le mariage et la sexualité qui préoccupent cet homme n’offrent plus la même distance possible.
Dessinant un peuple qui jongle entre modernité et tradition, Hahn observe la présence de son compagnon, à la fois membre de la communauté et étranger, complice et en décalage. Ce point d’ancrage fait boussole, lui permettant d’affiner sa distance, en nouveau membre de la famille et documentariste, de trouver le ton juste pour dire ce peuple invisible qui met quotidiennement son unité à l’épreuve. Dans l’une des scènes les plus fortes, elle en vient jusqu’à désarmer symboliquement les jeunes soldats qui surveillent le village en les filmant sans détour, les rendant soudain perméables à une altérité qui les bouleverse. Seule l’affection pouvait enregistrer ce furtif moment de répit au cœur de la guerre.