Cette 34ème édition du Cinéma du Réel aura été globalement marquée par la variété des formulations proposées pour qualifier le lien (ou son absence) entre filmeur et filmé. Avec, en toile de fond, une envie propre à chacun de définir différents états du monde, dans le rapport à la mémoire, à la lutte et à la résistance, à l’humain et au réel qui l’entoure. Voici donc un bilan du festival à plusieurs entrées, pour tenter de rendre justice à la multiplicité toujours foisonnante de propositions cinématographiques qui interrogent la complexité contemporaine.
La mémoire à l’œuvre
Il a été question, d’autres années, d’autres festivals du Réel, de la place malaisée du cinéaste face au réel, et en réponse de dispositifs forts, pour éviter la frontalité des événements. En 2012 le festival aura vu ce phénomène en partie écarté. Avec naturel, des hommes enregistrent le monde et surtout le questionnent. Moins dans l’urgence que dans le calme, ils s’emparent d’un personnage comme d’une ligne de réel et le filment sans dissimuler le processus d’enregistrement. Façon d’exhumer et de (le) clamer, façon aussi, nous le verrons, de résister.
Résistance à l’oubli
Trois films chinois s’attachaient à enregistrer une mémoire au bord du gouffre. The Vanishing Spring Light, de Xun Yu, Dao Lu, de Xu Xin et Self-Portrait : At 47 km, de Zhang Mengqi. Trois fois une parole avidement recherchée et trois manières de montrer la présence d’un réalisateur. Ou son absence pour The Vanishing Spring Light, si l’on peut dire, puisque Xun Yu s’efface pour écouter en de longs plans-séquences le quotidien d’une famille et d’une rue.
Le cas est plus complexe pour Dao Lu. En plans fixes dans une pièce dont on ne sortira presque jamais, le réalisateur de Karamay (2010) enregistre l’histoire de la Chine contemporaine dont son personnage, Zheng Yan, a été acteur et spectateur. Longuement, lentement, précisément, au risque de perdre le public non spécialiste, la parole du vieil homme traverse le siècle de purges en drames du communisme, sans jamais cesser d’affirmer croire au régime malgré l’accumulation d’erreurs et de morts. Parfois, le cinéaste accompagne les histoires d’images d’archives puis revient à son plan fixe. A mesure que les épisodes violents succèdent aux tragédies, elles deviennent plus présentes, jusqu’à une sorte d’explosion qui contraste avec le très calme procédé du film : les images d’archives se doublent d’un son d’une stridence et d’un volume à la limite du supportable. Comme si le poids de cette mémoire avait peu à peu rongé la jeunesse chinoise, que même la faire jaillir ne pouvait se faire sans un certain débordement. Étrange geste de radicalité formelle qui s’assume sans recherche de justification. Si le film de témoignage ressemble au Fengming de Wang Bing, cette radicalité « innocente » (on ne dénonce pas directement un État ou une personnalité, on laisse librement court à une rage qui ne vise directement personne) rappelle la violence longtemps contenue dans Le Fossé, du même Wang Bing.
Dans Self-Portrait : At 47 km, la jeune réalisatrice retourne dans son village natal pour interroger les anciens sur les famines de 1958 – 60. D’une maison à l’autre, au détour des chemins, elle questionne tous ceux qu’elle croise, caméra à la main. Mais elle obtient peu de réponses, on s’interroge plutôt sur qui elle est, on se souvient de son père, sa famille peine à échanger avec elle. Les dialogues de sourds qui en résultent ont la beauté des écarts de générations, et la difficulté de contourner la surdité du grand-père prend un air de métaphore tragi-comique. Émergent de l’ensemble la ténacité d’une jeunesse déterminée à connaître son passé et la placidité de vieillards calmes dont le mutisme passe successivement pour de la sagesse, de la sénilité, ou l’habitude de taire les drames traversés. La force du film tient beaucoup à sa réalisatrice que la ferveur du geste rend attachante et qui se transforme en personnage onirique dans ce village désolé. Des liens presque immédiats se nouent avec les vieux, une phrase, une attention suffit, sans que l’on sache si cette affection est une étrange transmission du silencieux passé dramatique, si elle vient du plaisir qu’un intérêt leur soit porté, ou si elle est due à la personnalité de la filmeuse. De ces trois films chinois, Self-Portrait : At 47 km est le plus marqué par la démarche d’enregistrement visible de la mémoire. Dès lors, quoi de plus logique d’apprendre que Zhang Mengqi l’a réalisé dans le cadre du « Folk Memory », projet collectif initié par le réalisateur Wu Wenguang qui vise à réaliser un travail de mémoire en enregistrant les témoignages des plus anciens.
Difficile d’affirmer une tendance, pourtant ces trois films, indépendamment de leurs réussites, suivent un même besoin qui, dans le contexte de la Chine actuelle, prend l’aspect d’un geste politique, d’une résistance pacifiste, d’un exutoire.
À un autre niveau, c’est ce qu’aurait pu faire Lucile Chaufour en interrogeant des punks de Budapest sur leurs vies, de leurs jeunesses dans les années 1980 à aujourd’hui. Cinq ou six personnages alternent pour évoquer la musique, la drogue, la société et le communisme, puis la chute du régime et leur vie actuelle. Matière incroyable entre des mains bien peu volontaristes tant East Punk Memories semble, à chaque nouvelle tranche de témoignage frontal, ne reposer sur rien d’autre que les directions qui ont émanées du précédent entretien. Les comparaisons entre communisme et capitalisme, une fois abordées la taille des supermarchés ou la gratuité des services, n’apportent pas grande eau au moulin de l’Histoire. On s’attend donc à un recentrement sur la sphère intime des ces hommes et femmes qui portent ou dissimulent les stigmates de leurs choix de jeunesse, mais le dispositif reste froid, un enchaînement sans empathie qui rebondit chaque fois comme si un temps de parole équitable devait être respecté. Absence de geste vers la mémoire, pour le coup, bien malheureux quand on se souvient que Lucile Chaufour avait déjà porté son attention sur une étrange mémoire du rock en 2009 avec le long métrage de fiction Violent Days.
Je suis parce que je me souviens
Sur un mode plus intime, d’autres films interrogeaient l’enregistrement de la mémoire, notamment celui de Noëlle Pujol, Dossier 332, où l’absence de parents à interroger – la réalisatrice est une enfant de la DDASS – est compensée par la lecture en voix off des pièces qui constituent son dossier administratif et une mémoire de sa jeunesse. Cette voix – celle de Noëlle Pujol – s’écoule sur des images de paysages bucoliques, villages et douces montagnes. Mais les deux régimes d’informations se conjuguent mal et l’ensemble peine à dépasser l’intérêt théorique.
Espoir voyage poursuit en une belle réussite un même besoin d’assimiler une mémoire intime et s’ouvre sur son réalisateur Michel K. Zongo quittant le Burkina à la recherche de son frère décédé en Côte d’Ivoire dix-sept ans plus tôt. Drôle de film, carnet de voyage « à la française », d’abord centré sur le personnage-réalisateur et qui s’ouvre progressivement au monde par les résonances universelles des cercles de son intimité. Mené par la voix off du filmeur, le voyage a d’abord un but concret : retrouver la trace d’un frère dont il n’a jamais pu faire le deuil. Mais au fil de la route, des rencontres familiales, des émigrés, enregistrer les mémoires que l’on croise et les transmettre devient une évidence. Ainsi Michel K. Zongo se transforme en un étrange postier vidéo. Sa tante demande des nouvelles de son fils qui ne revient jamais la voir, et celui-ci lui répond plusieurs semaines après, chaque fois via sa petite caméra. Et si ce voyage est une intime reconstruction, il est aussi une main tendue vers l’Autre, dans une région où la trace d’une vie ne demeure pas longtemps.
C.P.
Dick Fontaine : lutter, transmettre
Moins militant qu’un John Gianvito mais tout aussi à l’écoute de la clameur du monde, le cinéma de Dick Fontaine faisait cette année l’objet d’une rétrospective inédite en France. Témoin privilégié des révolutions sociales et culturelles des années 1960 aux années 1980 dans le monde anglo-saxon, Dick Fontaine n’a cessé de prendre le pouls de générations en quête de nouveaux référents : de James Baldwin (I Heard It Through the Grapevine) aux Black Panthers (Death of a Revolutionary), de Art Blakey (Art Blakey : The Jazz Messenger) aux premiers MCs du Bronx (Beat This ! A Hip Hop History), ses films interrogent la transmission d’un héritage politique et musical. Ils composent ainsi une étrange unité : la lutte pour les droits civiques entre en résonance avec le message politique du free jazz, la colère des pionniers du hip hop dans le Bronx rencontre la rancœur des gosses de Birmingham dans l’Angleterre thatcherienne (Bombin’), la mélancolie d’une légende du jazz – Sonny Rollins – préférant la solitude des petits matins sur le pont de Williamsburg aux feux de la rampe (Who Is Sonny Rollins ?) offre un contrepoint à la figure titubante et tonitruante de Norman Mailer avançant sur le Pentagone en 1967 (Will the Real Norman Mailer Please Stand Up ?). Figure de proue plus pathétique que charismatique, Mailer, jamais en retard d’un verre, s’amuse de l’intérêt médiatique que suscitent ses pitreries et ses déclarations chocs sur la guerre du Vietnam.
À l’heure où le médium se confond avec le message, les slogans politiques ont des airs de publicités. Les caméras et les micros n’enregistrent plus que le spectacle bruyant d’une société qui sacralise des icônes creuses comme des images pieuses dans des magazines de papier glacé (The Face on the Cover, Heroes, Double Pisces, Scorpio Rising). Venu de la télévision – il est l’un des plus jeunes producteurs de Granada TV, télévision iconoclaste à Manchester à la fin des années 1950 – Dick Fontaine ne cède jamais à cette frénésie du scoop, à cette malencontreuse confusion des genres du reportage télévisé. Nulle fascination ni sensationnalisme chez lui, mais un flegme tout entier britannique qui lui fait par exemple observer avec une distance amusée la panique de ses contemporains face à l’arrivée de la culture du graffiti et du hip-hop dans la perfide Albion. Fontaine est un explorateur plus qu’un observateur, il ne se trouve jamais là par hasard : quand Albert Maysles filme les Beatles, phénomène international de la culture pop en 1964 (Yeah ! Yeah ! Yeah !), lui est sur la piste d’autres musiciens avant-gardistes, John Cage et Rahsaan Roland Kirk, dont il fait un portrait iconoclaste (Sound ??). Il a déjà rencontré Lennon et McCartney sept ans plus tôt au Cavern, une boîte de Manchester où il venait écouter du jazz, et produit les premières images en son synchrone du groupe. Leur épopée vers la gloire le laisse indifférent.
Abordant l’histoire par les marges, Dick Fontaine reste l’un des rares témoins de luttes politiques et de courants musicaux qui ont échappé à ses amis, les frères Maysles, Leacock ou D.A. Pennebaker qui inaugurent un cinéma au plus près du réel. À bien des égards, le documentariste britannique partage moins d’affinités avec le cinéma direct qu’avec les films de John Cassavetes ou Shirley Clarke, deux pionniers de l’indépendance qui ont en commun avec Fontaine une même passion pour le Jazz, composante essentielle de leur cinéma. Et de fait, les films de Dick Fontaine s’écoutent autant qu’ils se regardent. Musicien de jazz venu à la réalisation le jour où il comprit qu’il ne passerait jamais professionnel à la batterie, il se consacra d’abord au montage où il retrouva sans doute une rythmique et une pulsation qu’il avait acquises dans la musique.
On ne saurait dire combien le son est plus qu’une composante ou un thème du cinéma de Dick Fontaine, c’est une expérience sensorielle, une façon d’entrer au cœur des choses, une manière de concevoir le film comme une performance musicale. Bel écho que sa filmographie à la réflexion menée cette année au Cinéma du Réel autour du son à travers un hommage à Antoine Bonfanti et des ateliers animés par Daniel Deshays, Jean-Pierre Duret ou encore Olivier Schwob. Dick Fontaine enseigne aujourd’hui le cinéma à la National Film and Television School (NFTS) à Beaconsfield en Grande-Bretagne. Double ironie du sort pour ce fils d’une enseignante qui ne voulait pas exercer le même métier : ses films égrainent une même réflexion autour de l’idée de transmission. Comment une génération de jazzmen et de révoltés peut-elle s’adresser à une nouvelle génération et lui faire partager ses combats ? Comment transmettre un héritage musical et politique aux plus jeunes ? Fil rouge d’une œuvre aux ramifications multiples, cette question tisse une continuité remarquable entre des films qui restent tous inédits à ce jour en France.
A.L.
Résistances, résiliences
La programmation Exploring Documentary : Combattants, en grande partie consacrée aux années 1970 – 1980, offrait la possibilité de découvrir des documentaires quasiment invisibles et introuvables, pour un voyage au pays des guérillas et des mouvements contestataires.
Plusieurs films étaient attachés à la description du fonctionnement de divers fronts révolutionnaires, que ce soit au Salvador (La Decisión de Vencer du Coletivo Cero a la Izquierda), chez les Sandinistes du Nicaragua (Fire from the Mountain de Déborah Shaffer) ou contre la colonisation portugaise au Mozambique (Behind the Lines de Margaret Dickinson). Ce qui frappe ici à première vue, c’est la grande discipline avec laquelle ces documentaires sont mis en scène, qui fait appel à une simplicité et un caractère de découverte, d’apprentissage – au sens de « passeur d’informations » en dehors de l’establishment, dans un rôle de « contre »-information –, leur conférant aujourd’hui une véritable valeur historique. Dans Behind the Lines, la rigueur du regard est par exemple incarnée par une voix off pragmatique, limitée à la description d’une réalité objective, appuyée en cela par de multiples témoignages qui viennent approfondir ou infléchir le discours du cinéaste. Cette distanciation entre rapport pragmatique du filmeur et engagement total du guérilleros permet au spectateur d’investir ses propres doutes et questionnements, l’incitant à poursuivre la recherche en dehors de la salle de cinéma.
Malgré l’engagement évident de ces cinéastes dans l’acte de filmer ces révolutionnaires, leur propos ne vire jamais au militantisme béat, et se situe plutôt dans la perspective de faire découvrir d’autres modes « d’être au monde », de nouvelles façons de s’organiser en société. À ce titre, les descriptions qui nous sont offertes de l’organisation interne des guérillas sont particulièrement édifiantes : importance de la terre cultivable comme maillon de l’autosuffisance, place prépondérante de l’éducation et de la médecine, mosaïque d’ethnies et rôle accru de la femme, comme autant de leçons pour nos sociétés modernes. Les affrontements armés passeraient presque au second plan, tellement les films sont travaillés par la recherche sur le terrain de l’utopie révolutionnaire. Tout n’y est pas rose, évidemment, mais la vision de ces groupes qui travaillent à une remise en cause du système dominant constitue en elle-même un document salutaire. Et lorsque, comme au Nicaragua, les groupements révolutionnaires accèdent au pouvoir, tout reste à faire, il faut reconstruire le pays, le remettre à flots et développer de nouveaux moyens de production.
Plusieurs points communs traversent ces documentaires, notamment dans le rapport à la jungle comme terrain mouvant, à la fois lieu d’affrontement, de sauvegarde et de surveillance. Mais c’est surtout le rapport à la musique, qui revient régulièrement d’un documentaire à l’autre, et montre à quel point l’identification à un groupe et la cohésion d’un mouvement reposent en grande partie sur cet élément. Les chants révolutionnaires et leurs dérivés, qui participent à la fabrication d’une culture du peuple et de la résistance, pourraient constituer à eux seuls un corpus conséquent pour une contre-histoire de la musique. Les chants s’avèrent être également un moyen de communication – de propagande pourrait-on dire – qui rejoint en cela le cinéma : capable de marabouter et de manipuler les masses. Il faut voir d’ailleurs dans Historia de un Cine Comprometido d’Emilio Rodriguez comment le studio Incine fait sien cet instrument idéologique et révolutionnaire : « le cinéma du peuple ! »
Le cinéma et la musique sont deux éléments que le cinéaste Dick Fontaine ne cesse de mêler, dans un dialogue aussi bien créatif qu’entêtant et politique. Pour preuve, ce clip intitulé Malcolm X : No Sell Out, réalisé en 1984, qui reprend certaines paroles publiques du leader afro-américain sous le prisme de la rythmique du hip-hop. Mais c’est finalement plus un jeu qu’un véritable acte combattant, contrairement à Death of a Revolutionary ou I Heard It Through the Gravepine. Il résulte pourtant de ces trois films l’idée profondément émouvante que, au-delà des acquis sociaux obtenus par les mouvements pour les droits civiques, c’est surtout dans la richesse artistique (la musique, les écrits de James Baldwin, la parole de Malcolm X) de cette période que subsiste encore aujourd’hui les résiliences de la contestation, comme des cendres prêtes à être rallumées. Le gospel qui accompagne les obsèques de George Jackson dans Death of a Revolutionary résonne alors non pas comme un chant funéraire, mais comme une exhortation à poursuivre la révolte.
J.M.
Distance, Dissensions
La multiplicité des modes de représentation des luttes et résistances d’aujourd’hui entrevue cette année au Cinéma du Réel offre un panorama vivifiant, en même temps qu’il amène à s’interroger sur la distance adéquate à adopter entre filmeur et filmé, ainsi que des liens qui les unissent. Sans revenir sur l’œuvre passionnante de John Gianvito, à qui nous avons déjà consacré un dossier, la meilleure porte d’entrée serait peut-être la reprise dans la programmation des 20 ans de l’ACID de Pour un seul de mes deux yeux d’Avi Mograbi, dans le giron duquel un certain nombre de cinéastes se sont engouffrés. Chez Mograbi, la lutte passe par le corps du filmeur, en cela prolongé par la caméra avec laquelle il ne fait qu’un. Un regard immédiat, à première vue sans distance, mais pervertit par tous les dispositifs que Mograbi déploie dans chacun de ses films pour remettre le cinéaste à sa juste place : objecteur autant qu’agitateur de conscience, poil à gratter, pantin et non pas moralisateur impénitent.
Ce qui n’est malheureusement pas le cas de Five Broken Cameras, présenté dans la compétition des premiers films, et qui traite avec une subjectivité désastreuse du conflit israélo-palestinien. Prisonnier de son propre regard, comme le nez dans le guidon, Emad Burnat se trouve être incapable d’insuffler la distance nécessaire aux images prises sur le vif des révoltes palestiniennes contre l’annexion de leur territoire, et reproduit un schéma binaire qui ne se fait que captation d’un combat entre justes et envahisseurs. L’emboitement des séquences, appuyé par une voix off qui oriente constamment le regard du spectateur, produit un mouvement sur-signifiant, où chaque élément a valeur de symbole de la lutte et du désarroi palestiniens. Comme une course effrénée à la poursuite d’un sens se devant d’être omniprésent, qui au mieux nivelle par le bas, ou au pire remet tout à plat. Pourtant, la promesse d’un film relatant la perte de cinq caméras sur le champ de bataille laissait espérer un recul par rapport à l’objet, et par conséquent, aux images qu’il produit. Mais ces cinq caméras ne sont finalement que les vecteurs d’un regard unique et lénifiant, qui ne cesse de révéler sa maladresse au fur et à mesure que le film progresse : place prépondérante du fils à qui la voix du réalisateur s’adresse avec, toujours en balance, les événements tragiques filmés à l’énergie, à l’émotion. Il n’y a rien de plus important que l’engagement du réalisateur dans son film, dans la croyance que ses images peuvent changer le monde, à petite ou à grande échelle, mais le manque d’attention à tout ce qui entoure ici le conflit empêche Five Broken Cameras de se démarquer de l’immédiateté des consternantes images d’actualité qui inondent le globe quotidiennement.
Parti pris presque opposé, pourrait-on dire rapidement, en ce qui concerne Lecciones para una Guerra de Juan Manuel Sepúlveda, qui fait de la distance entre filmeur et filmé une composante régulière de sa démarche. Dans les montagnes du Guatemala sont réfugiés les peuples Ixil et Quiché, pour échapper au joug de l’armée qui les persécutent depuis les années 1980. Le film prend place dans une étrange période de flottement où une nouvelle vague d’affrontements semble inévitable, en même temps que ladite guerre ne fait jamais irruption. Cette menace se réduit peu à peu à des éléments périphériques (des éclairs d’orage dans le ciel, un compagnon qui a disparu), et met la guerre à une distance presque allégorique, qui ne se révèle plus que sporadiquement comme légende colportée par les anciens du village. La transmission de cette mémoire semble alors se perdre dans un fossé entre jeunes et anciens. Avec des cadres très élaborés, des plans fixes et longs, Sepúlveda pose le spectateur en observateur privilégié d’une réalité vaporeuse, renforcée par l’aspect brumeux du climat des montagnes. Les gestes du quotidien prennent alors une signification presque religieuse, par la suspension et la lenteur des hommes retirés du monde, dans la splendeur d’une Olympe qui risque à tout moment de s’effondrer sous la menace belliqueuse. En jouant sur cette imperméabilité et la difficulté pour le spectateur de reconnaître les uns et les autres, Sepúlveda regarderait presque ses personnages de trop loin, s’il n’y avait ces quelques interactions entre filmeur et filmé qui rendent la présence de la caméra toujours palpable. Sepúlveda ne parle pas la langue de ces indiens des montagnes, et ce fossé de l’incommunicabilité lui permet paradoxalement d’accéder à une forme d’intimité, de proximité. Dans une formidable séquence, cette proximité se transforme en distance burlesque, où Sepúlveda filme deux indiens se moquant de lui et de son assistant, sans comprendre ce qui se déroule sous ses yeux, si ce n’est a posteriori, dans le temps du montage, par le bénéfice de la traduction et pour le spectateur, du sous-titrage. C’est dans ce différé que se noue le dialogue le plus fertile d’une complicité fondée sur une confiance pragmatique et mutuelle.
Repris en séance spéciale lors de cette édition, le 48 de Susana de Sousa Dias, Grand Prix du Cinéma du Réel en 2010, tire lui aussi de la contrainte de son dispositif une force de distanciation qui éloigne tout chantage à l’émotion et pourtant nous rapproche plus que jamais de ses personnages. Construit en une succession de photographies tirées des archives de la police politique sous la dictature portugaise de Salazar, 48 n’expose à l’écran que des visages après arrestation, avec en off la voix de chacune des personnes, racontant les sévices subis sous le régime. Si l’aridité d’une telle mise à distance peut rebuter à première vue, il devient pourtant clair au fur et à mesure que cette ronde a quelque chose d’hypnotique, composant un tableau à la fois personnel et collectif qui fait des archives le déclencheur d’une plongée dans les arcanes du régime dictatorial. Plus de trente ans plus tard, ce sont des voix éreintées par la vie qui viennent se loger sur des photographies de leurs propres visages juvéniles et impassibles, et c’est dans cet interstice que creuse le film, dessinant un point aveugle qui raconte l’impossibilité de traduire la souffrance en mots, qu’elle réussit malgré tout à surgir, à exister. Ou comment prendre un peu de recul permet de revenir à la source des choses.
C’est également tout le programme proposé par Kako Sam Zapalio Simona Bolivara (The Fuse : or How I Burned Simon Bolivar) d’Igor Drljaca, où le cinéaste tente, par le biais de vidéo d’archives familiales de son enfance, de revenir à la source du conflit serbo-croate. Mais c’est par le prisme d’une fable sur la crainte et la couardise (la peur de recevoir une mauvais note à l’école déclenche indirectement la guerre) qu’Igor Drljaca pointe l’absurdité du conflit, en même temps qu’il se consacre à la remise en forme d’un regard enfantin, le seul qui permette de revenir sur ces évènements douloureux avec une certaine stupéfaction. Comme celle de réussir à faire croire à son jeune frère que les coups de fusil dans la rue sont des feux d’artifice en l’honneur de son anniversaire, ou bien celle qui accompagne la vision du dernier plan du film, révélant l’école totalement dévastée par les bombardements.
Le travail de Clarisse Hahn vient en revanche infléchir cet enthousiasme pour la « récupération » des images, un bien vilain mot qui s’accorde pourtant correctement à sa série de trois films intitulés Notre corps est une arme. Car, que ce soit dans l’utilisation d’images de reporters consacrées à des prisonniers politiques kurdes brûlés vifs, ou de vidéos tournées par le PKK en guérilla entre Irak et Turquie, le faible travail de reformulation (qui se limite par exemple à couper le son de la vidéo) empêche les images de se départir de leur caractère spectaculaire dans le premier cas, de leur inclinaison propagandiste dans le second. De plus, la propension à réaliser des images à prendre au pied de la lettre, au premier degré (filmer des femmes qui manifestent nues ou d’autres totalement ravagées par la grève de la faim pour attester que le corps est le dernier bastion de la lutte), laisse circonspect quant à la capacité de Clarisse Hahn à s’emparer de son propre matériau pour lui donner une consistance qui s’éloigne des lieux communs du militantisme, s’achetant une conscience politique dans l’exhibition du désespoir.
À la vision de La Cause et l’Usage de Dorine Brun et Julien Meunier (Panorama français), on se demande bien où s’est envolée la conscience politique, non pas parce que la démarche des deux réalisateurs en est dénuée, mais plutôt par l’absence d’éthique dont font preuve la plupart des candidats postulant à la mairie de Corbeil-Essonne, suite à la destitution de Serge Dassault. Par la proximité instituée avec les différents protagonistes de cette élection, le film revient à la base même du militantisme, ce travail de fourmi qui vous fait battre le pavé à la rencontre du chaland. Mais cet échange supposé concret et sain est sans cesse perverti par la présence de la caméra (et pas nécessairement celle des deux cinéastes, mais aussi les caméras de télévision présentes sur le terrain), qui transforme l’exercice en spectacle de foire, et dans le même mouvement réussit à dévoiler l’essence de la « politique spectacle » d’aujourd’hui : s’afficher comme étant l’incarnation même d’un mensonge, d’une illusion, d’un rêve que l’on doit coûte que coûte faire avaler comme une vérité. C’est là tout le sens de la campagne de Dassault, qui soutient son propre candidat sans faire mystère que ce dernier ne sert qu’à jouer, pour utiliser une métaphore sportive, le rôle de doublure d’un joueur titulaire.
Finalement, c’est peut-être dans A Nossa Forma de Vida de Pedro Filipe Marques (Compétition Premiers Films) que se trouvait l’exemple le plus éclatant de cette distance à adopter pour réussir à saisir une manifestation de la résistance : du haut de ses 80 ans, et avec tout le recul qu’implique le bénéfice de son âge, le grand-père du réalisateur se lance dans un coup de gueule face à ce gouvernement portugais qui ne respecte rien, retrouvant les ardeurs de son passé communiste. Un surgissement impromptu, inattendu et spontané, auquel le cinéaste sait accorder la juste place dans son film : sans l’éluder, ni le porter en exemple, comme un constituant naturel de chacun d’entre nous.
J.M.
Sagesses animales et barbarie positive
Il est trop tard pour se demander si l’humanité douterait d’elle-même : c’est un fait. Laissons les prophéties aztèques aux Aztèques et à Roland Emmerich, mais le cinéma (du Réel et d’autres – par exemple Attenberg de Rachel Athina Tsangari ou Habemus Papam de Nanni Moretti) capte méticuleusement la fin d’un monde, au moins d’un paradigme où filmeurs et filmés sont unis dans une difficulté d’être dans ce monde.
Ceci a pris un tour singulier cette année avec le déferlement d’animaux dans les films en compétition – et aussi dans les rétrospectives, comme cette étrange et fascinante parade musicale entre Rahsaan Roland Kirk et les loups d’un zoo dans Sound ?? de Dick Fontaine (1967). La présence humaine était ainsi pratiquement gommée de Bestiaire de Denis Côté (ci-dessus) et Los Animales de Paola Buontempo, deux films méditatifs, véritables expériences de regards. Pour le premier, il s’agit d’un brillant exercice de style sur le cadre cinématographique mené dans le zoo où fut tournée la séquence du tigre de Curling (2010), tandis que le second prend acte de la disparition des animaux de la vie quotidienne. Los Animales s’ouvre par ces mots : « Ils ont été déplacés dans des endroits fait exprès pour les confiner. Parfois, nous sentons leur présence. » On retiendra notamment du film de Paolo Buontempo la très belle séquence dans un musée d’histoire naturelle (ci-dessous), mais surtout de fabuleux plans à la torche (celle de la caméra, et non de l’homme des cavernes) dans un zoo, faisant émerger du noir cette présence encagée – un lion, un éléphant, un tigre, une girafe…
On retrouve face à ces films les questionnements du Versant animal (2007), où Jean-Christophe Bailly ne cherche pas à délimiter l’humanité de l’animalité, mais à les relier dans une attitude partagée : l’une et l’autre développent une manière d’être au monde. Dans cette rencontre et ce face-à-face, l’humain pense cette présence (éventuellement la dit – cf. le dispositif de Nénette de Nicolas Philibert), tandis que l’animal dépourvu de langage se tait – tout en pouvant néanmoins user de cris. Le langage animal est sa simple présence, qui interpelle. On peut ainsi y lire ce que Jean-Christophe Bailly désigne comme la précédence, « cet air d’ancienneté, cet air d’avoir été là avant, ils l’ont tous et c’est ce qu’on voit en les voyant nous regarder comme les voyant simplement être entre eux, dans leur domaine. » Et, nous, les humains, n’espérerions-nous pas de retrouver en ces cousins éloignés une sagesse qui semble avoir été perdue ? Ne serions-nous pas arrivés au point de projeter dans ces créatures le rêve d’une humanité douée de raison ?
Une tendance – déjà observable les années précédentes – résidait aussi cette année dans une autre présence : celle d’individus dont le lien avec la société était particulièrement ténu ou complètement rompu ; Children of Soleil (Soreiyu no kodomotachi) de Yoichiro Okutani – Soleil (ci-dessus) étant l’un des deux chiens qui suivent le personnage dans ses déambulations – et le splendide Two Years at Sea de Ben Rivers étant les exemples les plus marquants. L’un et l’autre se détournent du récit de souffrance – sans l’éluder chez Yoichiro Okutani – pour se diriger vers l’évocation de royaumes que Monsieur Takashima et Jake construisent et refont sans cesse jour après jour, avec conviction et abnégation, comme un geste de perpétuelle réinvention, écho contradictoire à nos paradigmes sociaux finissants que l’on ne parvient pas à dépasser. Une autre pensée vient s’immiscer à propos de ces deux œuvres, celle de Walter Benjamin dans son court essai Expérience et pauvreté (1933). On peut y lire : « Avouons-le : cette pauvreté [en expérience] ne porte pas seulement sur nos expériences privées, mais sur l’expérience de l’humanité toute entière. Et c’est donc une nouvelle espèce de barbarie. De barbarie ? Mais oui. Nous le disons pour introduire une conception nouvelle, positive, de la barbarie. Car à quoi sa pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare ? Elle l’amène à recommencer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu, à construire avec presque rien, sans tourner la tête de droite ni de gauche. »
Dans Children of Soleil, se produit une étrange inversion : le centre est le royaume inventé par Monsieur Takashima au bord d’un cloaque, tandis que Tokyo s’apparente à une marge fantomatique presque déjà passée – très belle idée de mise en scène, fort bien mise en œuvre, sans jamais forcer le trait. Et s’il disparaît un jour, son empreinte reste grande, sur le film, sur nous. Pour Jake, le souverain de Two Years at Sea (ci-dessus), cette réinvention quotidienne de son territoire (une demeure perdue dans les bois, à proximité de landes austères, une caravane, l’amoncellement apparemment irrationnel d’un bric-à-brac) se double de la recherche d’un point de vue poétique sur le monde : « trouver la bonne place d’où rêver. » Ben Rivers ignore superbement l’idée de fiction et de documentaire, au point de filmer l’envol de la caravane jusqu’au sommet d’un arbre. Élément particulièrement touchant dans ces deux films : les agissements des personnages ont beaucoup à voir avec l’acte cinématographique – tout particulièrement Two Years at Sea –, dans la mesure où ils consistent essentiellement à une mise en scène obstinée de leur propre espace, et ainsi de leur présence au monde. Ceci à la manière de cinéastes élaborant le plan d’un film, avec presque rien, sans caméras. Un plan à reprendre le lendemain, à recommencer.
A.H.