Depuis les années 1970, Stephen et Timothy Quay, jumeaux américains installés en Angleterre, exercent sous diverses formes – courts métrages d’animation, films d’art, documentaires éducatifs – leur goût pour un univers visuel et sonore excentrique aux origines culturelles diverses : peinture, contes peu connus, pièces de musée imaginaires… On leur doit ainsi des œuvres singulières, tel Le Cabinet de Jan Svankmajer, inspirée du maître de l’animation tchèque qu’ils vénèrent, ou La Rue des Crocodiles qui en 1986 leur apporta une plus large reconnaissance. En 1995, ils passent le cap du long-métrage et sortent durablement de l’anonymat avec Institut Benjamenta (sous-titré Ou ce rêve qu’on appelle la vie humaine), où ils posent déjà les bases d’une expérience filmique vécue comme un voyage de somnambule, où la perception se brouille et laisse la porte ouverte aux fantasmes. Leur seconde expérience en la matière, réalisée avec plus de moyens, opère le prolongement de cet univers et de leur art.
« Frontière entre réalité et fantasme »
Éperdument épris de la belle cantatrice Malvina, le Dr Droz met en œuvre une science maléfique pour la faire sienne. Il la fait mourir sur scène grâce à une de ses inventions, puis la ramène à la vie dans son repaire, la destinant à un mystérieux projet. Quelque temps plus tard, il invite dans son domaine un accordeur de pianos du nom de Felisberto afin d’entretenir les sept automates de sa création…
Tout l’art visuel des frères Quay consiste à brouiller la frontière entre réalité et fantasme. Cela passe d’abord par la lumière : des ombres qui se prennent à bouger (héritage des films expressionnistes), un éclairage souvent diffus qui estompe les contours et parfois absorbe carrément les silhouettes. Les prises de vue au travers de surfaces semi-opaques ou déformantes (verres convexes, voiles) contribuent aussi à perturber notre perception. Il y a aussi ce montage élaboré, qui ne se contente de raccorder les séquences en fondu enchaîné pour suggérer la traversée du film en somnambule, mais qui sait jouer sur des plans très courts, voire sur leur répétition, pour nous faire douter de la réalité de ce que le héros vient de voir. L’introduction de séquences animées (car l’animation sous-tend toujours le travail des Quay) parachève l’osmose visuelle entre le monde réel et celui de l’imagination. Mais les cinéastes ne se reposent pas pour autant sur les mêmes procédés et inspirations. Institut Benjamenta empruntait son esthétique en noir et blanc aux films de Carl Dreyer et au courant expressionniste allemand ; L’Accordeur…, sans renier cet héritage, ose un usage certes primaire mais heureux de la couleur (filtres ocres pour la chaleur rassurante, bleus pour la froideur mortifère), et certains plans se rapprochent volontiers de la peinture.
« Somme de créations artistiques de temps anciens »
Malgré les sources différentes de leurs deux longs métrages (Institut Benjamenta contait l’éducation d’un majordome, L’Accordeur… mêle la science-fiction et le conte fantastique), on y retrouve la même atmosphère gothique teintée d’un fort érotisme. C’est peut-être sur ce fond-là que les frères conteurs devraient prendre garde à ne pas se répéter. Les deux films partagent le même canevas scénaristique du héros pénétrant dans un milieu aux rites étranges dirigés par un démiurge inquiétant (incarné dans les deux films par l’Allemand Gottfried John), et se trouvant sujet et objet de désirs contradictoires. Il est bien sûr trop tôt pour parler de balbutiement, mais il serait dommage que des créateurs aussi inspirés par ailleurs se replient sur des facilités.
On ne s’étonne pas qu’une telle inspiration visuelle, et cette propension au rêve, aient attiré l’admiration de Terry Gilliam lui-même, qui n’a pas hésité à participer à la production de ce film. Mais s’il arrive au réalisateur de Brazil de mettre son art au service d’un discours anticonformiste, les frères Quay se positionnent plus comme des conteurs purs. Ils n’ont pas à en rougir : chantres d’un univers alternatif qui serait la somme de créations artistiques de temps anciens, la créativité de leur cinéma atteint un enchantement rare, qui sait inspirer l’émotion et l’émerveillement au spectateur, tout en excitant sa curiosité au lieu de l’abrutir.