Adapté du roman éponyme de Robert Walser publié en 1909, Institut Benjamenta dissèque l’apprentissage des futurs serviteurs de la grande noblesse. Empreint d’un dispositif répétitif entêtant et d’une moralité trouble, cet étrange enseignement offre aux frères Quay la matière à une œuvre onirique à la beauté plastique hypnotique. Mais semblant se fasciner lui-même, le film s’oublie dans un hermétisme narratif insondable, seulement obsédé par sa propre splendeur.
Jakob von Gunten, jeune homme de bonne famille, décide « d’embrasser la carrière » de domestique. Il s’inscrit pour cela dans un institut réputé, tenu d’une main de fer par M. Benjamenta et sa jeune sœur Lisa. Mais la formation se résume à une seule et même leçon : la répétition à l’infini d’une soumission absolue. Les camarades de classe de Jakob, somnambules errant dans les couloirs déserts de l’école incarnent les zombies d’un monde en décrépitude (la fin de la noblesse et de ses privilèges). Quant à Jakob, il est écartelé entre son désir pour Lisa (dans un rapport quasi sadomasochiste) et la docilité exigée par sa nouvelle activité.
À l’instar de David Lynch, Stephen et Timothy Quay ont étudié les arts plastiques (au Royal College of Art de Londres) et leur travail ruisselle de cette formation. Ancré dans une imagerie qui rappelle les débuts de Luis Buñuel (surréalisme) et les obsessions visuelles de Guy Maddin (le noir et blanc suranné par exemple), pas un seul plan, pas une seule séquence n’échappe à l’esthétisme forcené de la fratrie et au symbolisme. Ainsi, Mademoiselle Lisa n’use guère d’une baguette lors de ses cours, mais d’une patte de biche. Féminité et fragilité contrebalancées par l’omniprésence de têtes de cerfs empaillées dans les couloirs de l’institut, la force brute de la chasse s’opposant ainsi à la gracilité de la biche, le masculin au féminin, la pulsion de mort faisant face à celle de vie. Lorsqu’on lave le sol à grandes eaux, les flots d’eau mousseuse s’infiltrent dans les parquets et gouttent sur le corps endormi et les rêves de Lisa. Les deux mondes coïncident-ils ? S’agit-il d’hallucinations ? Au public de trouver sa réponse. Le cérémonial de présentation lors de l’arrivée d’un nouvel élève est rythmé par l’effondrement physique de chaque personnage après s’être présenté. Ultime preuve de soumission ? Métaphore d’un monde branlant au bord de l’abîme ? À vous de voir.
Dans Institut Benjamenta, tout est à l’avenant, chaque seconde nécessite une pause de compréhension. Mais cette accumulation signifiante bascule malheureusement dans le trop plein. Trop d’autoréférences, trop d’effets, trop de symboles pour trouver son chemin dans cette « forêt de signes ». Le fil narratif, censé s’inscrire en creux dans la mise en scène pour donner à voir et à comprendre au spectateur, est parfaitement introuvable sous les différentes couches du film, qu’elles soient plastiques, allégoriques ou fantasmatiques. Alors que l’étrangeté chez Lynch donne naissance à une voix narrative (marginale dans le cinéma mainstream mais totalement cohérente pour un public attentif), le décalage perpétuel des frères Quay, leur volonté démiurgique de créer un monde autonome sans offrir quelques clés aux pauvres hères que nous sommes, interdit l’accès à l’intelligible pour ne donner qu’une impression sensitive voire intuitive au métrage.
Dès lors, Institut Benjamenta se regarde plus comme un travail de vidéastes de galeries d’art contemporain et s’éloigne de la notion de cinéma. L’action (mouvement dramaturgique intrinsèque à la notion de récit) est remplacée par une identité visuelle très forte, entre cauchemar et onirisme. La forme phagocyte le fond pour une invitation à la contemplation (et non plus à la compréhension). Les personnages (figures archétypales très précises chez Walser) subissent une désincarnation complète. Exsangues, même plus marionnettes, à peine poupées de porcelaine, ils s’étiolent dans le théâtre expérimental des Quay, comme les spectateurs face à l’abscondité du projet.