« Échappée » : escapade improvisée au hasard des chemins. « Espace libre mais resserré (une belle échappée sur la mer, sur la campagne) ». Chez les coureurs cyclistes, l’« échappée » consiste à lâcher le peloton moutonnier. Désigne aussi un instant volé, un moment bref et de liberté, un intervalle imprévu. Une échappée c’est encore un passage étroit, un dégagement. Enfin, pour ce qui nous concerne, « l’échappée » c’est celle qui depuis quarante ans bat la campagne du « paysage littéraire français » : l’écrivaine Annie Le Brun, en promenade à Paris, à Saint-Malo, à Zagreb ou dans ses bibliothèques.
Dans ce contexte buissonnier, l’entreprise de « poursuivre » la spécialiste de Sade et du surréalisme, qui passe sans coup férir de la critique littéraire à l’essai philosophique, de la monographie érudite à la poésie, du pamphlet à la conception de l’exposition la plus aboutie (et la plus casse-gueule) que Paris ait connue depuis longtemps, était forcément téméraire. Sans doute a‑t-il fallu coincer l’animal, farouche comme un chat, globalement rétive au spectacle, et peu encline à la confession ; suivre ses promenades, sur les ponts, les boulevards ou les grèves ; l’amadouer, si possible. Puis la faire parler, dans des interviews face caméra où ses regards fuient, volent dans tous les sens, mais pour mieux confirmer toujours la fermeté douce et résolue d’un propos sûr de son fait, comme le regard calme qui interrompt d’un coup sa course folle. Annie Le Brun, pythie moderne et étoile filante de la contre-culture la plus classique, s’est donc laissé poursuivre, distante mais présente. Mais s’est-t-elle laissé capturer ?
Entre l’hommage à la femme de lettres et la tentative de donner aux découvreurs de cette intellectuelle discrète des clés pour mieux comprendre les chemins de traverse qui constituent son œuvre, Valérie Minetto tente dans L’Échappée une ébauche de portrait, une esquisse – moins de l’autrice toutefois que de sa « pensée », la pensée d’une essayiste qui dit justement « ne pas penser beaucoup ». Esquisse de l’œuvre, transmise par un art certain de la citation et par la voix juste (mais la présence et le rôle assez artificiels) de Michel Fau, admirateur d’Annie Le Brun. Pourtant le projet lui-même ne laisse pas de poser quelques questions : de quoi s’agit-il au juste ? Faire entendre la prose d’Annie Le Brun ? La faire comprendre – les images venant souligner souvent le sens et l’intention d’une phrase, d’un chiasme, d’une formule ? « Donner à voir » ce qu’Annie Le Brun veut dire lorsqu’elle parle de désir, de poésie, de révolte, d’amour ? Ou encore : le faire sentir par l’image ?
« Le vide bat son plein »
C’est là sans doute la limite d’un projet qui tente d’apporter à l’écrit le support de l’image — une image d’une qualité visuelle indéniable, mais littérale ou, à d’autres moments, mimétique : elle illustre plus qu’elle n’apporte au propos ce surcroît de profondeur et de justesse qu’on en attend. A force d’éviter, dans une mosaïque d’images conçues comme autant de correspondances avec les extraits choisis, le « réalisme » honni par l’écrivain, seule reste la voix – celle d’Annie Le Brun interviewée et celle du texte lu – pour entrer dans un imaginaire qui se paye passionnément des mots et de leur agencement. Quant à l’agencement des images, il échoue pour sa part à trouver… sa propre voie, si l’on peut dire. Et, au bout du compte, cette « échappée » n’évite pas l’aporie dénoncée par Annie Le Brun elle-même : celle d’une civilisation où l’apparence « obstrue l’horizon ».
D’une certaine manière, Valérie Minetto « poétise » Annie Le Brun comme Annie Le Brun avait poétisé Sade dans la fastueuse exposition qu’elle lui a consacrée tout l’hiver, dans le dos de tous les Charlies de Paris, lui attribuant les atours de sa propre sensibilité, de ses goûts. Or là où Annie Le Brun était d’une inépuisable acuité envers Sade et les traces de l’abîme créé par son œuvre après lui, Valérie Minetto court après la poésie d’Annie Le Brun, mais sans se soucier vraiment de voler de ses propres ailes.
Éloge de l’amour
Reste le respect de la cinéaste envers le texte de son modèle : c’est là que L’Échappée tient vraiment debout, et dans la trajectoire intelligente où une écrivaine connue pour sa discrétion révèle un égotisme philosophique qui s’affirme dans les derniers instants du film. Livrant, dans des entretiens aussi brefs qu’éclairants, un peu d’elle-même (son union avec le poète croate Radovan Ivsic) et beaucoup d’un aspect plus intime de sa pensée (sa lecture personnelle de Sade notamment), on assiste alors à un dévoilement fugace et que l’on sent rare : l’échappée est dans cette affirmation d’une intellectuelle secrète qui refuse le solipsisme et rappelle qu’« on ne respire pas tout seul ». La générosité et l’amour sont aussi dans les leçons de choses publiées par Annie Le Brun (De l’éperdu, Du trop de réalité) qui déplorent, certes, beaucoup, mais qui s’émerveillent aussi. Aucun nihilisme chez celle qui considère que l’amour reste « la première utopie » : l’aveu, même à voix basse, valait bien un film.