La précarité, point de départ du film, est un sujet on ne peut plus actuel. Mais ce n’est qu’un prétexte à la réalisatrice Valérie Minetto, dont c’est le premier long-métrage, pour aborder une histoire d’amour bien maladroite à la poésie (trop) naïve et au discours un peu puéril. Restent les images, la musique, l’ambiance générale, et quelques idées de mise en scène qui tirent ce film du ridicule et le sortent de la banalité.
Les feux passent du rouge au vert dans un drôle de ballet automatique. Les réverbères s’éteignent alors que naissent les lumières du jour. De temps en temps, passe en coup de vent une voiture. Et sur le trottoir, une forme humaine, enveloppée dans un sac de couchage, semble avoir renoncé à la lutte contre ces temps modernes. Le nez busqué, l’œil vif, la mèche ébène et frondeuse, Cheyenne, qui porte bien son nom, a elle aussi abandonné le combat. Journaliste au chômage, en fin de droits, elle refuse toute aide extérieure et, à mesure que le frigo se vide, que les factures s’amoncellent, et que son petit appartement, bientôt privé d’eau et d’électricité, prend l’allure d’un taudis, l’idée germe chez elle de quitter la ville pour revenir à la terre. La voilà donc qui emballe ses dernières affaires, enfourche son vélo, et prend la direction de la campagne qui, elle l’espère, la libérera des vains besoins de sa vie d’avant. Mais elle ne peut pas tout emporter, et laisse sur place sa Sonia bien-aimée…
Il y a le meilleur et le pire dans le premier long métrage de fiction de Valérie Minetto. Les thèmes qu’il aborde, tout d’abord, sont à la fois modernes et intemporels, puisqu’on parle ici de précarité (sujet actuel s’il en est), de rapport au monde, mais aussi d’engagement idéologique, affectif, et amoureux. Les bonnes questions sont posées, au travers de débats virulents entre des personnages qui composent au préalable une galerie variée et assez représentative des différents points de vue. Cheyenne est radicale et sans concession. Sa compagne Sonia, imprégnée, impliquée dans la vie réelle (elle est enseignante), cultive le calme et la réflexion, sans jamais paraître défaitiste. Pierre, le nouvel amant de celle-ci, livre une lutte solitaire, souterraine et poétique contre les errements de la modernité en écrivant et distribuant des tracts joliment naïfs : « Le monde est plus magique que vous ne l’imaginez », « Ils sont bien bas vos idéaux, ils sont bien idiots vos débats ».
Malheureusement, la frontière avec la caricature, jusqu’alors ténue mais respectée, s’écroule définitivement avec l’arrivée d’une nouvelle compagne de Sonia, la flamboyante Brigitte, cliché total de la lesbienne chic et cynique à l’appartement baroque et à la robe de chambre de soie, et de son parfait contraire, la bourrue, la rustique Édith. Ces rôles trop vite écrits sont le déclencheur qui rendent manifestes la maladresse de la plupart des dialogues ‑les débats finissent par sonner creux- et le caractère improbable de bien des situations. Ils tirent vers le bas les prestations de comédiens qui n’étaient, déjà, pas tous à la hauteur. Si Aurélia Petit, dans le rôle de Sonia, s’en sort à merveille, se démenant avec pugnacité, tout comme Malik Zidi (Pierre), contre les hésitations de l’écriture du film, c’est loin d’être le cas de Laurence Côte, noyée dans le ridicule du personnage d’Édith, et surtout de Mila Dekker, Cheyenne, qui n’a pas cette excuse. Il faut voir cette dernière mimer la chute de vélo et l’évanouissement : on en rirait presque si on n’éprouvait pas, plutôt, une sorte de gêne, de honte par procuration.
Alors, vulgaire téléfilm, Oublier Cheyenne ? Pas complètement. Le film est sauvé par sa beauté et sa poésie, exactement comme Pierre cherche à sauver le monde moderne par ses jolis aphorismes. Dès les premières images de ce corps enveloppé au petit matin sur le bitume, au pied d’un carrefour, on est sensible au véritable soin apporté à l’aspect esthétique de la réalisation. La photographie toujours splendide s’orne de lumières embuées, dans des cadrages précis et variés, et offre finalement des images d’une rare poésie. Les mouvements de caméra touchent parfois au grandiose, qui s’inspirent sans doute des documentaires sur de jeunes danseuses russes réalisés en 1997 et 2003 par Valérie Minetto. La musique, d’un minimalisme électrique, achève de donner une véritable cohérence à l’ensemble. Et puis, il y a ces idées de mise en scène, pas mauvaises et pourtant assez vite abandonnées, ces personnages qui s’adressent au spectateur, qui s’invitent chez les voisins qu’ils observent, ou dans l’inconscient de ceux qui les évoquent.
Présenté comme une comédie (!) évoquant les problèmes de la précarité, de la récession et de la marginalité, le film échoue, faute de qualité d’écriture, dans ces prétentions. C’est d’autant plus gênant au regard de l’actualité, qui pose le problème d’une façon autrement plus violente. Mais, mieux entourée, encadrée notamment par un bon scénario et des acteurs plus crédibles, Valérie Minetto aurait l’occasion de démontrer toute l’étendue de son talent de réalisatrice. Il serait dommage de l’oublier.