Dans un village du nord-est marocain, le mariage de Zeinab ne ressemble guère à une fête, son époux ayant décidé, avec d’autres, de partir en Espagne dans la clandestinité. Dans l’attente du retour de son mari, Zeinab fait endormir son fœtus tandis que les espoirs d’un retour s’amenuisent de jour en jour. C’est donc sur les thèmes de l’attente et du désir que Kassari fonde un scénario sobre et efficace, porté à bout de bras par l’excellente interprétation des acteurs.
Bukowski écrivait : « On attend toute notre vie. On attend le mariage, on attend le divorce. On attend la pluie, on attend que ça s’arrête. On attend l’heure de manger et on attend pour manger encore plus. On attend dans la salle d’attente d’un psy avec une bande de tarés et on se demande si on est pas taré soi-même. » Ainsi va le film de Yasmine Kassari, glissant doucettement sur les plates-bandes de la semi-folie à mesure que l’attente s’éternise : c’est l’histoire de deux jeunes femmes et d’un paysage. Deux jeunes Marocaines attendent leurs maris partis en Espagne pour y trouver un peu d’argent ; un paysage sinistre attend probablement les pluies (grandes vallées arides au sein desquelles se nichent quelques rochers coiffés de touffes d’herbe). Et puis Zeinab, la jeune mariée, se rend compte qu’elle est enceinte, et décide aussitôt d’« endormir » son enfant, autrement dit de repousser à plus tard sa grossesse (si si, c’est possible, par voie de sorcellerie blanche). Fœtus qui attend de vivre, à l’image de ces deux femmes rongées par le désir qui se fane en frustration.
Ainsi, dans ce bout de campagne retiré et désert, le cycle de la nature seul, rythme la narration. Selon qu’il fait jour, nuit, les femmes cuisinent, chahutent ou partent aux champs. La lumière crépusculaire annonce qu’il faut rentrer les brebis, une fois le pain fraîchement cuit, il est l’heure pour les enfants de rentrer de l’école. L’attente ici se traduit par la répétition. Et la répétition se traduit par le rite puisque c’est tout ce qui reste à ces jeunes campagnardes sans le sou. Kassari retranscrit ici les détails de la vie avec l’esprit de rigueur d’un Ponge : traire la chèvre, faire du potage pour la grand-mère, moudre le blé, faire une petite poupée de branches… C’est pourquoi L’Enfant endormi est un film au montage lent qui ne fonctionne que par grandes bouffées d’images, de silences, de plans-séquences ; lenteur qui d’ailleurs, porte en elle une drôle d’indolence, parce que c’est par cet entrelacs de gestes quotidiens que le cinéma de Kassari prend chair et accède à une sensualité d’autant plus exaltée par le désir ambiant…
Dans un habile jeu de miroir, la sensualité dont est teintée L’Enfant endormi répond au désir amoureux des personnages : la sensualité (ce qui fait appel aux sens) naît pleinement des ressorts cinématographiques. L’image est intelligemment contrastée, entre les couleurs affriolantes des robes des jeunes femmes et la tristesse aride du paysage. Le bruit du vent (le bruit du rien en quelque sorte), les cris de la petite fille ou de Halima sont autant de manifestations de vie dans un endroit stérile. Et l’interprétation des personnages s’inscrit dans ce désir retenu : la démarche de Rachida Brakni par exemple est un brin érotique et les sourires de Mounia Osfour sont particulièrement tendres. Le film est donc pétri de sensualité et les protagonistes en sont privées : morceau de bravoure que de parler de l’abstinence avec érotisme…
Le choix d’une mise en scène pudique sert cette exaltation du désir jamais escamoté. Les nombreux plans d’ensemble, impartiaux, sont autant d’images brutes dans lesquelles il convient au spectateur de piocher, et ce n’est que très rarement que Kassari a recours a des gros plans : voir ce plan d’ensemble dans lequel les deux jeunes filles se baignent complètement nues dans la rivière. La mise en scène suit donc la structure de l’érotisme : on ne voit rien mais on devine tout…
L’Enfant endormi fait donc valser les clichés et permet de rendre une humanité à des femmes attiédies par les regards sociologisants des films à thèmes : aimer, se languir, avoir une envie sexuelle… bref vivre. Il suffit de voir les parties de rigolade des deux jeunes femmes : Halima criant aux loups ou encore lançant à son amie un : « Et à quoi tu veux que je pense, pauvre vieille? À mes études peut-être ? » Elle est analphabète…