Remarqué pour ses courts métrages, le Portugais João Nicolau risque de décevoir avec un premier long qui semble frappé d’indécision – certes pas dans la forme, très tenue, mais dans un propos qui reste lui particulièrement fuyant. Reste la possibilité de déambuler dans ce film doux-amer, inventif et courageux. Ce qui n’est pas rien.
Cela commence par un prologue savoureux : des cadres fixes et précis nous font faire la connaissance de Manuel, trentenaire légèrement apathique qui aime converser avec son chat. Un dialogue chanté avec l’inspecteur des impôts qui frappe à sa porte donne rapidement le ton : surréaliste, légèrement sentimental et dénué en même temps de toute naïveté. Suite à un signal reçu sur son ordinateur, Manuel embarque pour une caravelle du XVème siècle. Il y retrouve avec joie une groupe de personnes apparemment amies qui le félicitent de son geste : de toute évidence, ce changement d’environnement a vocation à être définitif. Avare en explications et en contextualisations, le film dessine à partir de là, par indices, les contours d’un monde sensiblement différent du nôtre, où les lois de la physique sauraient être contournées.
Ainsi les personnages savent toujours beaucoup de choses que le spectateur ignore et celui-ci est entraîné dans une sorte de jeu de piste qu’il n’a aucune chance de résoudre. La caméra, elle non plus, n’approche jamais les acteurs de très près. Toujours déconnectée du mouvement de l’action, elle parvient à trouver un bel équilibre dans le détachement : les petits tableaux qu’elle génère ne sont font jamais écrasants pour les corps et les personnages. Le regard n’est pas celui d’un démiurge, mais celui d’un observateur qui semble toujours échouer à se mettre au diapason de ce qu’il voit et reste systématiquement en décalage. Cette distance se propage donc sur le plan moral, et pendant tout le film, on se demande ce que l’on est censé penser de tout ça. Ni pour, ni contre, bien au contraire, Nicolau nous laisse le soin de nous positionner par rapport aux situations qui se déploient devant nous.
Cette précieuse liberté est évidemment à double tranchant. A trop vouloir nous empêcher de savoir qui sont ses personnages, le cinéaste limite l’attachement pour ces derniers. On sait qu’ils ont rompu avec la société pour se reconvertir dans la piraterie, mais on ne sait pas pourquoi. Le cinéaste met plutôt l’accent sur l’absence de moralité de ses personnages que sur les motifs possiblement dignes d’empathie les ayant mené à un tel choix de vie. Fort bien, mais une contrepartie à cette absence de psychologisme comme de sociologisme n’aurait pas été de refus. Ces figures privées d’histoire manquent de l’épaisseur charnelle, de l’élan vital qui auraient pu nous attacher à elles. À défaut de faire exister leur esprit, il aurait fallu faire exister leur corps, mais tous restent toujours lointains.
S’il ne nous est permis d’épouser ni le point de vue des personnages, ni celui du cinéaste, il nous reste la possibilité de nous intéresser à l’expérience que le film propose en tant que telle. Sa tentative de créer un univers fantastique avec trois fois rien rappelle Rivette ou Guiraudie, et comme dans leurs films, on trouve parfois le plaisir d’assister simplement à la façon dont la construction du monde imaginé par le cinéaste s’achève en nous-mêmes. Ce plaisir est rendu possible par celui que Nicolau prend manifestement à créer, et par la sincérité avec laquelle il le communique. Ainsi, c’est souvent par ces moments où la musique jaillit en toute simplicité des personnages que le film parvient à tisser une complicité avec le spectateur et à estomper les difficultés que l’on peut parfois rencontrer à se faire une place en lui.