Alors que les projets en 3D se multiplient, avec pour la plupart pour unique ambition celle, purement fonctionnelle, d’englober le spectateur dans le récit – chers réalisateurs, ceci est votre boulot, et non celui de l’image en relief –, il est bon d’évoquer la vague de la 3D des années 1950. Communément considéré – à tort – comme le premier film utilisant ce procédé, L’Étrange Créature du lac noir pave pourtant la voie à une mode des films en relief. La mode, alors comme aujourd’hui, s’est éparpillée par la suite dans une utilisation du procédé d’une grande vacuité. Pourtant, le film de Jack Arnold relève d’un rapport à sa technique véritablement pensé. Le nom du réalisateur est certainement moins connu que celui de ses œuvres iconiques (Le Météore de la nuit, Tarantula, L’Homme qui rétrécit) – c’était pourtant, à l’instar de James Whale, un artiste dont la vision outrepassait ses seules créatures. Une vision que cette reprise opportune permet de redécouvrir.
Qu’on se souvienne toujours de ce qu’Eddy Mitchell et sa « Dernière Séance » firent pour la cinéphilie française. Ainsi, il aura bien fallu tout le prestige de « Schmoll » pour imposer, en octobre 1982, la diffusion dans un magazine télé populaire d’alors des lunettes rouges et vertes destinée à la programmation-évènement de L’Étrange Créature du lac noir dans l’émission, propulsant instantanément tous les canapés de France et de Navarre dans l’Amérique des drive-in et des double features matinaux.
Malgré tout, il y a fort à parier que le petit écran ait quelque peu atténué les qualités esthétiques du film de Jack Arnold – de même que le procédé de la 3D rouge et verte. La reprise du film se fait aujourd’hui avec les procédés de 3D actuels, qui donnent l’occasion, avec le grand écran, d’apprécier à sa juste valeur la vision de Jack Arnold. Si certains effets relèvent du plus pur effet de choc – la main fossilisée d’une créature, transperçant l’écran toutes griffes dehors –, il faut avant tout prêter attention à la construction de sa cathédrale de lumière par le réalisateur.
Ainsi, les séquences subaquatiques sont l’occasion pour Jack Arnold de donner dans un lyrisme esthétique omniprésent, notamment via les effets de lumière. On est frappé, à la redécouverte des somptueux rideaux lumineux qui envahissent l’écran lors des séquences de plongées, de la majesté qu’ils confèrent à l’image 3D, de la pertinence d’une telle utilisation du procédé. Ces voiles s’ajoutent à un jeu orchestré par le metteur en scène pour recréer, autour et dans son « lagon noir » (du titre original, Creature of the Black Lagoon), un Éden onirique. Ces majestueux rideaux, le sentiment de légèreté associé aux séquences immergées, l’exotisme fascinant des rives et grottes qui le bordent : tout concourt à renforcer l’image d’une contrée sauvage, ignorée, indomptée, que vient menacer une invasion humaine.
Placées littéralement en miroir dans une séquence de chorégraphie sous-marine bouleversante, la créature et Kay Lawrence (Julie Adams) indiquent clairement l’inspiration du scénariste Maurice Zimm : il s’agit de replacer dans un serial d’aventure l’intrigue de La Belle et la Bête. Et, si l’on est en droit de préférer, au premier abord, la silhouette de l’actrice à celle de la « bête », on se gardera bien de trouver cette dernière laide. Fruit du travail de Millicent Patrick, le plus souvent éclipsée au profit de Bud Westmore, la créature est instantanément entrée au panthéon des monstres de l’Universal, aux côtés de la créature de Frankenstein, de la momie ou du Dracula de Bela Lugosi – au point de susciter, par la suite, une kyrielle de produits dérivés et de marquer durablement l’imaginaire du fantastique.
Jack Arnold, cependant, voit plus loin que le pouvoir de fascination immédiat de son Gill-Man (littéralement, « l’homme-aux-branchies ») : L’Étrange Créature du lac noir se place ainsi dans la lignée de ses films aux tons ambivalents. Sous couvert de réaliser des films-procédés, Jack Arnold aura créé une filmographie de genre ou le sous-texte se démarque subtilement de la vision premier degré. Dans ces films (Le Météore de la nuit, Tarantula, L’Homme qui rétrécit et donc La Créature…), l’ambiguïté est de mise : la communauté humaine n’est jamais présentée comme idéalisée, propre à susciter l’identification. Elle peut même être présentée comme agressive, imbécile, antagoniste : c’est assez peu subtilement le cas dans Le Météore de la nuit, plus délicatement dans L’Homme qui rétrécit. La faction humaine de L’Étrange Créature du lac noir est ainsi composée de petits coqs en perpétuelle lutte de domination, d’arrivistes scientifiques – en un mot, d’intrus dans le monde préservé du lagon. Là, règne une créature qu’Arnorld ne ménagera pas non plus : il n’y a, dans L’Étrange Créature du lac noir, aucun sauf-conduit moral, aucune échappatoire rédemptrice ni pour les humains, ni pour la créature.
Malgré tout, le film reste dans le canon narratif et stylistique propre aux films exotiques de son époque : décors lointains (en fait, la Californie), seconds rôles « pittoresques » et gentiment xénophobes (des Sud-Américains à l’accent appuyé, un peu crétins et motivés par la seule récompense pécuniaire), ou la progression du récit, calquée sur tous les films de monstres, avec en pinacle l’enlèvement de l’héroïne, concernant la vraisemblance duquel les différences de morphologie de l’agressée et de l’agresseur laissent perplexe. C’est sur ce point, d’ailleurs, que le film va se distinguer : à compter de cet enlèvement peu compréhensible, le film va progresser dans une direction à la brutalité étonnante. On y meurt avec une déconcertante facilité, avec une violence perturbante : on demeure dans l’horreur, et ce, même si on range aujourd’hui volontiers L’Étrange Créature du lac noir dans la case « familiale », comme un film dont le temps aurait atténué la teneur épouvantable.
Jack Arnold saisit l’opportunité, avec cette 3D, de construire un Éden, de nous permettre de le visiter dans toute sa beauté, toute son étrangeté, pour mieux accentuer l’absurdité du conflit – fratricide ? – qui va s’y dérouler. C’est un œcuménisme de franc-tireur que celui du réalisateur : une vision pour laquelle il allie le fond et la forme, l’éthique et le gimmick. Un prodige artistique, qui mérite aujourd’hui d’être redécouvert sur grand écran.