Parlons du succès. Qu’un film, aujourd’hui, rencontre un succès annoncé, calibré par une comm’ adaptée, ou soit un succès surprise, son destin est relativement similaire : rejoindre la caste des films à la notoriété suffisante pour susciter le buzz, voire provoquer l’intérêt de leurs majestés les médias institutionnels ou parallèles ; être consacré, marquer la conscience cinéphile ou cinéphage, sortir en DVD quelques temps après pour partir prendre la poussière sur une étagère avec une myriade de congénères. Un succès, au XXIe siècle, n’est bien souvent qu’un nom de plus sur une liste – une référence trop vite ajoutée à une nomenclature de l’élite artistique constituée sans recul ni beaucoup de discernement. Il fut un temps où le succès, c’était entrer dans la légende. En 1957, Jack Arnold rencontre Richard Matheson pour ce film qui deviendra, donc, une légende de la SF à effets – à tel point qu’on ne se souvient plus guère du film que pour cela. Quelle surprise pour les curieux qui se pencheraient sur la malheureuse aventure de Scott Carey, l’incroyable homme qui rétrécit : découvrir un récit à la construction étonnante, et aux préoccupations rien moins que spiritualistes.
Une légende donc : c’est ainsi que les cinéphiles, et plus particulièrement les amateurs de fantastiques, connaissent L’Homme qui rétrécit. Une légende au même titre que L’Homme invisible, ou King Kong : avant tout pour l’incroyable maîtrise de ses effets spéciaux. Mais si ces deux films bénéficient, à juste titre, d’une renommée tout autre, attachée à leur qualités intrinsèques, la cinéphilie fantastique réduit par trop souvent à ses mythiques séquences de l’attaque de son héros par son chat domestique, ou par l’épouvantable araignée qui a élu domicile dans sa cave, alors qu’il est réduit à une taille lilliputienne, et à la merci de ces animaux. C’est oublier à quel point la finesse de l’écriture proposée par le tout jeune scénariste Richard Matheson élève L’Homme qui rétrécit des lieues au-dessus de cette réputation, le hissant au panthéon des films de science-fiction humaniste des années 1950, avec Le Jour où la Terre s’arrêta ou le Je suis une légende de Roger Corman (scénarisé par le même Richard Matheson).
Il est vrai que la forme de L’Homme qui rétrécit peut désarçonner : plus d’une fois, on se surprend à évoquer la Quatrième Dimension, tant à la fois la forme et le fond du film évoque la célèbre série – contemporaine – de Rod Serling. L’Homme qui rétrécit pourrait ainsi être vu comme la compilation de deux épisodes distincts : dans le premier, Scott Carey se verrait contaminer par un nuage radioactif, et rapetisser jusqu’à devenir de la taille d’une poupée, et finir dans le ventre de son chat domestique. Dans le second, un homme rendu à la vie primitive par des circonstances surnaturelles entamerait la reconquête de sa suprématie sur son environnement. Y a‑t-il autant d’indépendance entre les deux récits ? Cela reste à voir. Car si les aspects narratifs et formels semblent bien distinguer les deux parties du film, c’est le discours sous-jacent du scénario de Richard Matheson qui donne une véritable cohérence à l’ensemble.
La première partie du film semble laisse peu de place au talent de créateur d’atmosphère de Jack Arnold (talent qui trouva une expression ô combien plus lyrique dans les superbes séquences aquatiques de sa Créature du lac noir, en 1954). Fasciné par le concept du cadrage, le réalisateur aime à s’en servir, habituellement, pour susciter la surprise, l’intrusion dans le cadre étant vue comme un élément central de la dynamique narrative. À l’inverse, le cadre dans la première partie de L’Homme qui rétrécit est passablement statique, figeant ses protagonistes dans une peinture presque caricaturale de l’American Way of Life – et ce, même face à la malédiction qui frappe son protagoniste. De fait, la véritable horreur à laquelle celui-ci est tenu de faire face est avant tout sa sortie de la norme. À plusieurs reprises, ses interlocuteurs (sa femme, son médecin) lui assènent une condamnation littérale : « Personne ne rapetisse. » Prétendre le contraire – quand bien même il aurait parfaitement raison – fait déjà de Scott Carey un anormal, une tache dans le monde parfait qui est celui qui l’entoure. Peu à peu, Scott va apparaître comme un prisonnier dans le cadre créé par Arnold, se débattre dans un réel sclérosé, se poser comme l’élément de chaos dans une norme qui refuse d’admettre être violée.
Pourtant, l’incroyable résignation de son épouse à soutenir Scott dans son épreuve donne à l’homme qui rétrécit une porte de sortie – il ne peut se résoudre, cependant, à saisir cette main tendue. Revenant à la taille d’un enfant, il décide d’en adopter le comportement, capricieux, mesquin, irresponsable – comme s’il en voulait au monde de n’avoir pas saisi qu’il avait raison avant tout le monde, comme si cela avait pu changer quelque chose. Dans la science-fiction des années 1950, la science remplace la magie : tout prodige cache un fait scientifique dont le sens nous échappe, une méconception qu’il appartient aux blouses blanches de dissiper avec un hochement de tête plein de sagesse et de condescendance. La science est reine – mais avec l’atome, la science devenue reine suprême réintroduit la magie, l’espace qu’elle-même ne peut expliquer. La course à la suprématie de l’homme sur son environnement l’a conduit à ouvrir une boîte de Pandore dont de nombreux maux semblent vouloir sortir, avant même que l’on puisse y apercevoir l’espoir – s’il se trouve seulement au fond de la mythique boîte…
C’est un expédient magique qui va offrir une respiration à Scott. De la taille d’un enfant, il finit par oser quitter sa maison – sanctuaire, qui le protégeait du regard de la d’une populace, pour se trouver confronté, non seulement à la curiosité de passants impressionnés autant par sa monstruosité que par sa célébrité (après que les médias ont fait de lui leur sujet principal), mais également aux rodomontades d’un démonstrateur de « cirque de monstres », improbablement présent juste à ce moment. Tout aussi improbable est donc la rencontre avec la ravissante Clarice, naine, et l’un des monstres du cirque en question, qui offre au personnage comme au film une romanesque porte de sortie : quitter la pourtant dévouée épouse de Scott pour rejoindre la jeune et jolie naine. Il y a même fort à parier que l’épouse, dans son abnégation, accepterait avec une certaine grâce. Scott semble vouloir se diriger sans plus de honte vers cette solution, avant de se rendre compte que malgré les traitements proposés par les scientifiques, son mal revient à la charge : il est condamné à rapetisser indéfiniment.
Fuyant Clarice, il va se réfugier chez son épouse, victime impuissante de la désagrégation de son mari. Dans toute cette première partie, la temporalité du film est parfaitement inféodée au rythme du récit : on se focalise sur les événements importants, sautant parfois d’importants pans temporels. Les séquences s’enchaînent les unes aux autres, pratiquement toutes en fondus-enchaînés parfaitement pertinents : chaque fin de séquence introduit le début de la suivante suivant un enchaînement logique propre à la seule dynamique du récit, jamais à la vraisemblance (quitte à aller jusqu’à la facilité, notamment lorsque l’épouse de Scott se remémore fort opportunément le mystérieux nuage qui a enveloppé son mari des mois auparavant alors qu’on lui demande s’il a été exposé à la radioactivité). Une fois acquise la certitude que sa dégénérescence de taille va continuer, Scott quitte donc Clarice pour retourner auprès de son épouse, pour se retrouver, dans la séquence suivante, passé de la taille d’un enfant à celle d’un jouet pour enfant, vivant dans une maison de poupée. Quelques minutes après, le chat de la famille l’agresse et le force à se réfugier dans la cave, où la seconde partie du récit va débuter.
Enfermé dans cette cave, Scott est cru mort par son épouse, avec laquelle on peut suffisamment sympathiser pour souhaiter qu’elle demeure dans cette illusion. La stylistique de Jack Arnold va alors changer du tout au tout. La première partie voyait se multiplier des séquences à effets spéciaux remarquablement réussies, impliquant notamment les célèbres meubles construits en tailles gigantesques pour permettre à l’acteur Grant Williams – Scott Carey – de paraître être d’une taille lilliputienne, ainsi que des effets de transparence, dont la fameuse séquence du chat. La principale caractéristique de ces séquences était qu’il importait de fonctionner avec tous les éléments dans le même cadre, de prendre un point de vue, un regard objectif extérieur. La seconde partie, dans la cave, implique beaucoup plus les effets de cadres chers à Jack Arnold, laissant la place à son ingéniosité de mise en scène, face à l’impossibilité manifeste de réaliser certaines séquences, et particulièrement celle impliquant l’araignée. Le regard est ainsi souvent rejeté hors du cadre : on se focalise plus – au sens propre du terme – sur la perception de Scott, avec des effets de caméra audacieux, décadrés, chaotiques. Il s’agit de donner vie à l’esprit enfiévré d’un homme seul, affamé, épuisé, et confronté à l’environnement le plus hostile qu’il ait eu à affronter.
Le script, très explicatif dans la première partie – sous la forme d’un journal que le malheureux héros est censé tenir –, devient plus ténu dans la seconde : et pour cause, il s’agit de la voix intérieure de Scott. De longues séquences non-dialoguées s’ensuivent ainsi, la voix n’intervenant que pour souligner l’état d’esprit fiévreux et toujours plus barbare du héros. Si cette utilisation du dialogue peut être perçue comme une faillite du récit cinématographique – la voix-off palliant les faiblesses du récit purement visuel – on peut également y voir une des caractéristiques fondamentales des récits de la S.-F. pulp de ces années-là (qu’on retrouve, toujours, dans la Quatrième Dimension) : les longues digressions sur l’aspect théorique, idéologique et symbolique de ce genre si particulier. Si l’on apprécie donc l’enchaînement de séquences de bravoure des péripéties infligées au héros (plusieurs combats contre l’araignée, l’ascension le long d’une caisse, la lutte pour survivre lors d’une inondation), ces passages dialogués contemplatifs restent le morceau de choix du récit, tant les intentions sous-jacentes et conjointes de Richard Matheson et de Jack Arnold (rédacteur du dernier monologue) apparaissent comme le plus fascinant de L’Homme qui rétrécit.
Richard Matheson est un écrivain et un scénariste dont l’apport au cinéma et à la littérature fantastique est considérable. L’Homme qui rétrécit constitue le début de sa collaboration avec le cinéma, et un indéniable morceau de bravoure, à rapprocher de son roman le plus adapté au cinéma : Je suis une légende. Adapté pour la première fois à peine quelques années après L’Homme qui rétrécit, The Last Man on Earth met en scène Vincent Price, seul survivant de la race humaine, tandis que rôde autour de lui une humanité transformée en ramassis de monstres vampiriques. Fondamentalement, la problématique reste la même que dans L’Homme qui rétrécit : le héros de l’ère de l’American Way of Life, perçu par Matheson comme le parangon de la norme, doit faire face à un retour à l’âge de l’incertitude. Cassandre, comme ses contemporains auteurs de S.-F., d’un monde qu’il voit se diriger vers une déshumanisation croissante, Matheson dénonce le triomphe matérialiste, exalte la fragilité de l’illusion consumériste, des fondations de craies sur lesquelles se bâtissent les temples de l’Amérique des 50s. Son dernier homme sur Terre de Je suis une légende, son Scott Carey retournent à la sauvagerie, certes – mais retrouvent également un état de grâce, loin de l’hubris matérialiste qui caractérise l’occidental triomphant des années 1950. Trouvant dans L’Homme qui rétrécit l’opportunité d’un script à la hauteur de son astuce de metteur en scène, Jack Arnold voit avec ce film arriver le pinacle de sa carrière, une œuvre à la complexité oubliée par la postérité au profit de son caractère techniquement phénoménal – mais qui marque une date dans l’histoire d’un fantastique pensé ; une adéquation parfaite entre un réalisateur grand faiseur d’images-symboles, d’un scénariste politique sans être dogmatique, et d’audaces techniques et formelles enthousiasmantes.