Ami de longue date de Lech Walesa, Andrzej Wajda s’attaque à la biographie filmée de cette figure historique (et tutélaire) de la Pologne moderne, trente ans après L’Homme de marbre et L’Homme de fer qui mettaient en scène un ouvrier anonyme prenant part aux grèves de Gdansk. Entre la représentation à chaud, ou presque, d’un mouvement social et politique qui annonçait la mutation des états du Pacte de Varsovie et cette fresque mémorielle polie, Wajda a fait du chemin… et n’a pas toujours pris le bon.
La technique du salami
Dans L’Homme du peuple, Wajda mélange tout : la fiction, les archives, le noir et blanc, la couleur, le sépia, les formats, le punk polonais et les moustaches postiches… la profusion donne souvent l’illusion de la complexité, de l’exhaustivité et la confusion, elle, tend les bras à toutes sortes d’amalgames. Lech Walesa n’est ici ni le personnage épique qui emporterait la fiction vers un monde plus original que celui de la reproduction de manuel scolaire, ni l’anonyme effleurant peu à peu les cimes de la lutte et de la reconnaissance. Il est le modèle : père aimant (et aidant à la maison), époux attentionné, syndicaliste mesuré et évidemment plus pragmatique que les intellectuels en grève de la faim. Il est celui par qui la liberté arrive, celui qui ne souffrira ‑on le comprend dès la quatrième minute- d’aucune nuance mais surtout d’aucun mystère.
La construction visuelle en caléidoscope est aujourd’hui devenue presque banale : il n’est plus besoin de donner un sens à l’archive que l’on utilise ; elle est simple illustration ou, pire, agrément monté et détourné sortie, croirait-on, de l’esprit du créateur. Le scénario, quant à lui, tourne autour d’un entretien accordé pendant les grèves de 1980 à une journaliste italienne. Même elle n’ose poser aucune question qui fâche sur l’organisation de Solidarnosc et les idées sociétales du futur président de la République polonaise ; le film s’arrête d’ailleurs avec l’échec de Walesa au pouvoir. Il ne s’agit que de cela : élever progressivement une statue. Chaque thème narratif (la vie de famille, le militantisme, le Pape, la police) est donc une nouvelle étape, bien trop courte et trop peu développée pour que l’on s’y intéresse réellement. Dans cette marée de survol, rien ne peut servir de contrepoint, rien ne peut s’opposer à l’explosion du personnage ‑les ennemis n’existent pas, l’entourage à peine.
Et surtout, je ne dirai rien
On ne peut pas reprocher à un réalisateur ses amis, ses amours, ses idées, quoique. Mais comment concilier la tension entre réalisme et légendaire ? C’est la question qui se pose aux réalisateurs comme Wajda qui ne voient dans les réunions syndicales que des rites de passage, dans la musique qu’une façon de coller l’époque, dans la plastique le mode de reconstitution d’un passé volontairement jauni et mythifié à l’image ‑ah les contre-plongées sur le beau Lech, ultimes preuves de la soumission de Wajda à son sujet. Ce dernier a pourtant voulu, selon ses propres dires, apporter « autant de questions que de réponses ». L’Homme du peuple ne filme jamais un débat en entier et ne laisse aucune place au doute : Lech Walesa est un homme simple élevé au rang de Dieu vivant et Andrzej Wajda a bien du mal à pérenniser, malgré la vivacité de ses quatre-vingt-huit ans, son statut de représentant du renouveau cinématographique polonais.