Dissipons d’abord toute confusion : si Victor Fleming inaugure, ou tout simplement s’inscrit dans une dynastie de cinéastes, c’est bien celle des entertainers. Cela tombe sous le sens, semble-t-il, mais pas tant. Plus on se rapproche de l’époque contemporaine, et plus on traite les représentants de cette famille avec sévérité. Ils s’appellent Spielberg, Lucas, mais aussi Emmerich ou Bay ; ils sont plus ou moins honorables, et sont au moins autant vénérés par les uns que haïs par les autres. Surtout, à travers toute l’histoire du cinéma, ils ont fait face au même défi : divertir intelligemment, sans tricher, sans avilir le public, en cherchant l’innovation même dans les contraintes et les interdits de l’économie et de la censure, et en détournant si possible ces obstacles à leur avantage. Beaucoup d’entre eux ne se sont pas trop embarrassés de ces glorieux enjeux, stigmatisant – à juste titre ou non, c’est une question assez subjective – le divertissement hollywoodien comme un simple exercice écervelé. Mais curieusement, cette caricature demeure sagement délimitée par le cinéma contemporain, alors que son exact opposé régit le passé patrimonial de l’entertainment. Les ancêtres du divertissement persistent dans une image de père fondateur, de génies mariant l’ambition et la distraction. Il faut pourtant renouer le cordon entre les générations de cette branche du cinéma, pas tous égaux dans leur choix mais bel et bien parents, et faisant appel au même mode de critique dans leur approche du spectacle.
Si L’Île au trésor jouit d’une mémoire toujours vive dans ce registre, c’est aussi parce que les légions d’adaptations du roman semblent mutualiser leur notoriété, à tel point qu’on en viendrait parfois à les confondre. C’est un peu l’essence même du cinéma d’aventure, son image fantasmatique. La version de Fleming n’apparaît certes pas comme un chef d’œuvre d’exigence stylistique. Plus concise, elle se donne aussi comme beaucoup plus modeste que certaines de ses futures réalisations, dont les noms n’ont rien perdu de leur légendaire (Le Magicien d’Oz, Autant en emporte le vent). Première adaptation en long métrage du roman de Robert Louis Stevenson, et qui plus est dans les premières années du parlant, le projet défriche nombre de terres encore vierges pour le cinéma, et ce malgré ses airs un peu policés. En effet, Fleming choisit une narration un peu vieillotte, même pour l’époque, en tableaux fixes à la façon du muet. La pantomime n’est jamais vraiment loin, et la bande de pirates se prête très volontiers au jeu. Comme c’est souvent le cas dans les films de pirates de tous temps, L’Île au trésor fait le choix d’un amusement burlesque, où le contraste des classes et la typicité des personnages donnent lieu à des ressources infinies dans le comique de geste et de répétition.
L’insistance avec laquelle il se repose sur les performances loufoques de ses acteurs en viendrait à le trouver pratiquement réservé à un jeune public. En premier, Wallace Beery, qui livre une interprétation guignolesque de Long John Silver : il ravira probablement les enfants, mais lasse assez tôt les plus grands. À peu près au même moment, Chaplin poursuit dans le semi-parlant la démonstration d’un burlesque impeccablement habité, toujours aussi distractif, mais prenant place dans un monde très humain. L’Île au trésor, loin de cette justesse, se cantonne à un spectacle un peu bouffon, où chaque personnage, chaque scène du roman ne semble propice qu’à une récupération comique bon enfant. Cédant ainsi sa place à de plus illustres cousins dans l’histoire des entertainers, il reste un honnête représentant de la profession, satisfaisant sa tâche sans vraiment l’élargir, ni à un discours, ni à tous les publics.