Le célèbre récit de Stevenson a donné lieu à de multiples adaptations : au moment où Fleming propose sa version, le rôle a déjà été endossé par John Barrymore en 1920, Fredric March en 1932 ; plus tard, Jean-Louis Barrault (Le Testament du docteur Cordelier, Renoir, 1959), Paul Massie (Les Deux Visages du docteur Jekyll, Terence Fisher, 1960) et Jerry Lewis (Docteur Jerry et Mister Love, 1963) s’y essaieront également… de manière plus ou moins fidèle. Ici, c’est à Spencer Tracy que revient la tâche d’incarner le célèbre docteur un peu trop téméraire. Quand on a comme partenaires Ingrid Bergman et Lana Turner, ça ne se refuse pas…
Réalisé en 1941, le film de Victor Fleming ne s’inspire pas tant du roman de Stevenson que de la version cinématographique qui en avait été tirée en 1932, et que l’on doit à Rouben Mamoulian ; c’était alors Fredric March qui tenait le rôle-titre, et l’on trouvait notamment à ses côtés Miriam Hopkins. La version de Fleming lui emprunte sa trame narrative, parfois ses dialogues, et jusqu’à ses personnages – les deux femmes qui gravitent autour de Jekyll étant absentes du roman. Une reprise aussi franche et éhontée (les scénaristes du film de Mamoulian ne sont même pas crédités au générique) appelle bien entendu la comparaison, et l’on a vite fait de se surprendre à trancher en faveur de l’un ou de l’autre film. C’est souvent Mamoulian qui sort gagnant – pour l’épuration de son style, l’audace de certaines trouvailles (on se souvient de la jambe nue de Miriam Hopkins restant longtemps en surimpression sur Jekyll qui vient de la quitter) et enfin et surtout parce qu’il fut le premier. Jacques Lourcelles, par exemple, voit dans le film de Fleming « une atmosphère plus conventionnelle et plus moralisante » (Dictionnaire du Cinéma), par opposition à un original qui serait plus intrépide et plus inventif.
S’il y a de la convention dans le film de Fleming, c’est qu’il mobilise toutes les ressources (recettes ?) propres à fabriquer une œuvre hollywoodienne solide, telle que la MGM en produisait à la chaîne dans les années 1940 : scénario bien construit, photographie soignée (confiée à Joseph Ruttenberg, chef opérateur d’Indiscrétions de Cukor, ou encore La Valse dans l’ombre de M. LeRoy), décors grandioses, lumières volontiers oniriques, et présence des stars avérées que sont Spencer Tracy, Ingrid Bergman et Lana Turner. Mais la convention a fière allure, d’autant qu’elle se plaît à contourner les attentes : astucieusement, c’est Lana Turner qui interprète la douce fiancée du héros, et Ingrid Bergman la fille des rues ; c’est l’inverse qui était initialement prévu par la production. Ce changement est dû à l’insistance d’Ingrid Bergman, soucieuse de briser l’image de femme romantique et élégante qui risquait de lui coller à la peau après Casablanca ; on ne saurait trop s’en réjouir, tant il fait jouer l’inattendu au sein même des conventions du star-system – bien que l’effet de surprise soit sans doute moins percutant aujourd’hui.
Mieux encore, il met en exergue l’effet de dualité tout en brouillant la polarité du bien et du mal, du vice et de la vertu. La fille aux mœurs légères a la dignité naturelle d’Ingrid Bergman, et la demoiselle de bonne famille, la blondeur un peu coquine de Lana Turner. Il semblerait que Spencer Tracy ait souhaité que Katharine Hepburn joue elle-même les deux rôles. L’idée n’est pas absurde, tant le film s’amuse lui-même à rapprocher les figures féminines, à brouiller leur distinction apparente pour en faire deux facettes d’un même désir, ou d’un même fantasme. Les séquences hallucinatoires qui rendent compte des deux premières transformations de Jekyll, et qui sont constituées d’une succession d’images oniriques aux connotations sexuelles évidentes, réunissent les deux femmes dans et par le fantasme (qu’elles soient étendues et offertes au plaisir, ou galopant sous le fouet de Jekyll). Ces deux scènes, visuellement très impressionnantes, sont plus qu’un témoignage sur l’influence de la psychanalyse sur le cinéma américain de l’époque – bien que les références soient assez flagrantes, au point que le film peut apparaître comme une relecture du récit de Stevenson à la lumière des théories freudiennes ; elles mettent également l’accent sur le jeu de dualité et d’unité qui traverse tout le film : femmes doubles, mais étrangement ressemblantes, comme le sont Jekyll et Hyde, et, peut-être, le bien et le mal.
Car le film de Fleming travaille la dualité de part en part. À la dualité des personnages se joint celle, tout aussi frappante, des éclairages – les jeux d’ombre et de lumière étant particulièrement réussis- et des décors – si l’on songe à l’opposition du dedans et du dehors, les scènes d’extérieur étant presque systématiquement synonymes d’un danger que viennent souligner l’inquiétante utilisation du brouillard, et l’isolement du personnage. Ce travail est couronné par la tension magistrale entre le réel et l’imaginaire, condensé par les deux scènes hallucinatoires, mais que l’on retrouve de manière éparse dans tout le film : les traces d’un onirisme angoissé se décèlent à l’échelle narrative (la longue descente aux enfers d’Ivy/Bergman est construite comme un cauchemar), comme esthétique – si l’on songe aux déambulations de Hyde dans un Londres entièrement déréalisé. Et quand la dualité ne prend pas la forme du contraste, elle prend celle de la répétition : ce n’est sans doute pas un hasard si l’on compte deux séquences hallucinatoires (les deux premières transformations de Jekyll en Hyde), et deux séquences de transformation par surimpression (les deux dernières)… La souffrance qu’affecte Ivy lors de sa première rencontre avec Jekyll est rerpise et rejouée avec sadisme par Hyde, qui lui inflige toutes sortes de tortures ; et il n’est sans doute pas anodin que les meurtres commis par Hyde soient également au nombre de deux.
La question de la transformation a constitué un point central dans toutes les mises en images du récit de Stevenson. Mamoulian avait proposé une technique très élaborée lors de la scène du parc, où Jekyll devenait Hyde en un seul plan, réalisé à l’aide de filtres. Si les choix de Fleming sont tout à fait percutants pour les premières transformations – mettant l’accent sur le psychisme et non sur le physique –, ils font moins d’effet dans les surimpressions un peu grossières qui tentent ensuite de rendre compte de la métamorphose d’un visage. Si seules les premières sonnent justes, c’est que le film de Fleming propose, de manière générale, une perception toute intériorisée de la transformation. Le maquillage de Spencer Tracy est beaucoup moins prononcé que celui qui, neuf ans plus tôt, transformait Fredric March en une créature plus proche du gorille que de l’homme. Le fait que Hyde soit physiquement moins monstrueux chez Fleming a deux intérêts. D’une part, il fait porter l’accent sur le caractère tout intérieur de la transformation – qui est tout de même le propos du récit de Stevenson. D’autre part, et surtout, il empêche de rejeter définitivement Hyde, et de lui attribuer l’étiquette, trop facile, d’«inhumain ». Le Hyde de Tracy réussit alors le prodige d’inscrire le monstrueux au sein même de l’humain, là où celui de March tendait à discerner les deux pôles. Le dégoût que Hyde peut inspirer au spectateur se double dès lors d’un réel malaise : celui d’être forcé d’y reconnaître un homme – et des pulsions humaines. Hyde éveille alors, sinon une identification, du moins une fascination assez complexe, et d’autant plus vive que Spencer Tracy prend visiblement beaucoup de plaisir à composer son rôle de méchant – par opposition à un Jekyll assez fade, et desservi par la maigreur de ses dialogues.
Jacques Lourcelles parle pourtant d’une atmosphère « plus moralisante ». À l’appui de cette conception, viendrait l’insistance sur la dimension religieuse (manifeste dès les premiers plans, puisque la scène initiale se déroule dans une église) ; elle tendrait à faire passer Jekyll pour un être égaré, coupable d’avoir voulu égaler Dieu, et payant le prix de sa témérité. Les choses sont un peu plus compliquées que cela. D’une part, parce que les défenseurs de la religion, qui ferment l’oreille à tout ce qui risque de remettre en question leurs certitudes, sont présentés comme des personnages bien peu sympathiques – et, en tout cas, beaucoup moins intéressants que Jekyll/Hyde. D’autre part, et surtout, parce que le film lui-même n’est pas vraiment un exemple de moralité. Soixante ans après l’époque victorienne qui sert de cadre au récit, un autre contexte de puritanisme, celui du Code Hays et des restrictions qu’il implique, fait obstacle à l’invention : ce contexte, le film en triomphe habilement, glissant des allusions sexuelles assez audacieuses, et mettant en scène la libération des pulsions avec une jubilation certaine. Les corps fantasmés de deux femmes superbes suffiraient à eux seuls à témoigner du parfum d’insoumission qui traverse le film. Sous couvert d’obéissance, il y a une bonne dose de subversion dans ce que propose Fleming. Il faut parfois savoir lire entre les lignes de la copie d’un bon élève.