Faut-il voir la renaissance artistique d’un artiste qui depuis quelques années pataugeait gentiment dans la semoule politique et les allégories pesantes sur la déréliction de sa chère Russie ? Pour rappel, Le Nouveau Russe n’était qu’un exercice de style fumeux où Lounguine ne réussissait pas à concilier un fond politique overdosé de revendications sociales avec une forme polardeuse inutilement alambiquée. Familles à vendre était une comédie sympathiquement inoffensive où il se contentait de radiographier les agissements à la Tati de personnages plus cintrés les uns que les autres. Bref, il est très loin le temps de Luna Park. Placé sous le signe du mysticisme, L’île s’annonce comme le film du renouveau, certes pas à la hauteur de ses modèles, mais carrément stimulant de la part d’un cinéaste en pleine révolution.
Durant la Seconde Guerre mondiale, le jeune soldat Anatoli Savostianov est capturé par les Allemands. Il accepte d’exécuter un camarade pour avoir la vie sauve. Abandonné sur une île du nord de la Russie, notre homme survit grâce aux moines qui le recueillent dans leur monastère orthodoxe. Les années passent, Anatoli est devenu un moine respecté par tous, mais le souvenir de sa lâcheté est toujours présent. Aux antipodes de l’image sulpicienne, il est cependant pourvu d’un don mystérieux permettant de guérir des malades par exorcisme. Des hommes et des femmes venus de nulle part affluent en masse dans le but de guérir des âmes possédées. Là-bas, ils cherchent à entrer en communion avec la nature et en communication avec le divin. À la lecture du synopsis, quelques craintes se profilent : peur de l’expérience écrasée par le théorie et la solennité ; peur du discours catéchèse douteux ; peur du mysticisme poids lourd ; peur de voir ce que l’on a déjà vu ailleurs en mieux.
À travers le parcours d’un homme brouillé avec sa conscience, Pavel Lounguine s’essaye à une tradition russe de cinéma exigeant et contemplatif où chaque silence, chaque couleur, chaque regard a son importance et cite ouvertement tout ceux qui ont déjà fréquenté ce terrain avant lui (Bresson, Rossellini, Buñuel et Tarkovski) en sachant très bien qu’il ne pourra pas atteindre la démesure des grands. À défaut de se hisser à ce niveau, il cherche donc sa place non sans grandiloquence mais avec une étonnante humilité, sans sacrifier son histoire sur l’autel du formalisme chichiteux. Dans la seconde partie – plus douce et moins imprécatoire –, il offre quelques morceaux de bravoure : une séance d’exorcisme plutôt impressionnante, sans effets spectaculaires, avec juste le cri d’une souffrance et l’abnégation d’un sacrifice. À ce moment, il révèle que son personnage principaux si pieux, si édenté et si clownesque, pris jusque là pour un fou furieux iconoclaste, cache sous son ironie débonnaire un profond mal-être et aspire le mal des âmes mortes pour les purifier et se purifier lui-même. On peut y voir un sens de la poésie slave qui enivre les sens et qui, de la part du réalisateur, traduit une volonté de créer une communion secrète avec le spectateur.
D’un bout à l’autre, Lounguine ne fait qu’une chose : chercher la place de l’homme dans le cosmos en mettant au même niveau l’environnement paisible et serein, la quête mystique d’une congrégation draconienne et l’irresponsabilité des mortels qui débarquent périodiquement sur ladite île par opportunisme ou désespoir. Moins alambiqué que dans ses précédentes tentatives, plus direct avec son sujet, Lounguine, vraisemblablement hanté par son sujet, cherche donc sa voie entre ombres et lumières, dans un cinéma sensoriel riche en calories contemplatives qui exploite toute la mythologie de l’île (à la fois belle et dangereuse, purificatrice et salutaire) sans trop achopper sur les symboles. Comme s’il avait trouvé dans le scénario de Dmitri Sobolev une réponse à ses doutes artistiques et ses questionnements personnels sur le monde, ce que nous sommes et comment nous influons sur la vie des autres.
Non exempt de sérieuses faiblesses (baisses de régime, omniprésence d’une musique grandiloquente), L’Île rassure nonobstant sur l’état du réalisateur Lounguine après toute une série de machins anodins et indigestes. D’autant qu’il bénéficie de la photo du chef-opérateur d’Alexandre Rogojkine, qui donne un relief singulier à cette ascèse du diable.