John Michael McDonagh, scénariste et réalisateur de L’Irlandais, a pour frère Martin McDonagh à qui on doit Bons baisers de Bruges. Ce détail biographique et la présence commune d’un comédien — Brendan Gleeson — en grande forme ne sont que les plus évidentes des connexions entre ces deux comédies policières somme toute pas antipathiques et que certains critiques placent déjà sur le même piédestal. Il est vraisemblable que l’un des deux frères s’est inspiré de l’autre pour imaginer sa comédie policière sarcastique et décidée à déjouer certains clichés.
Ce que probablement ni l’un et l’autre n’ont calculé, c’est la parenté de leurs deux films par un certain aspect qui les travaille : un rapport pas si net à l’ailleurs, à l’étranger, à l’altérité. Dans Bons baisers de Bruges, deux tueurs à gages londoniens — Brendan Gleeson et Colin Farrell — se voient exilés dans la pittoresque cité flamande chargée d’histoire, parmi ses excentriques habitants, et seront in fine sauvés d’un destin funeste par une confusion plus que douteuse entre un nain et un enfant. Le côté « léger » de cette comédie noire se base essentiellement sur un étalage d’originalité certifiée authentique : l’auteur se pose en touriste cultivé qui s’est bien documenté sur Bruges, mais qui se la re-projette en un fantasme où faire évoluer des figurines à l’originalité luttant pour dépasser l’artificiel, pour entretenir une étiquette « décalé » assez tape-à‑l’œil.
L’Amérique à la maison
Dans L’Irlandais, Gleeson est seul — ou presque, les personnages de ses deux partenaires successifs ne se définissant que par rapport au sien — et reste sur ses terres, en l’occurrence le comté de Galway en Irlande. Le film lui offre à camper, dans un uniforme d’agent de police local, l’archétype du flic individualiste et peu orthodoxe s’arrangeant largement avec la loi qu’il est censé faire respecter, ne crachant pas sur les substances illicites et les prostituées. Ce spécimen-là cache cependant bien son jeu, abritant sous son attitude d’autochtone épais et bas du front une réelle intuition du monde, plus ou moins manifeste suivant les circonstances et le taux d’alcoolémie. Le film fonctionne le mieux tant qu’il reste dans le strict sillage de ce personnage intrigant, porté par un interprète idéal. C’est quand il prend le risque de le confronter à un univers un peu plus vaste qu’il se fragilise, montrant des coutures soudain encombrantes, faites d’un alignement de clins d’œil culturels aussi m’as-tu-vu que la visite touristique de Bruges, un peu trop désireux de montrer qu’on peut être un Irlandais du fin fond de la cambrousse et ouvert au monde. Que le rustaud déclare avoir fait une honorable participation à des jeux olympiques (date, lieu et discipline cités, évidemment), pourquoi pas ? D’autant plus que l’hypothèse offre le prétexte à une intéressante conclusion en forme d’interrogation sur la vérité de ce personnage hors normes. Mais quand un gamin de dix ans précoce dans la consommation de drogues cite l’assassinat d’Abraham Lincoln, on se dit que le scénariste en rajoute un peu beaucoup pour faire distinguer son petit monde.
L’Irlandais s’applique à confronter certains lieux communs régionaux à une culture plus globale, mais fait vite sentir son envie de s’accaparer cette dernière, à quel point il préférerait être ailleurs — voire être le film qu’il n’est pas. Ainsi, le scénario fait débarquer dans la lande une équipe du FBI à la recherche de trafiquants de drogue, prétexte à amener un peu de Hollywood dans la verte vallée, ainsi qu’à des joutes verbales et comportementales entre le Celte granitique et l’Américain collet monté joué par Don Cheadle. Et de plus belle, ce semis de petites références culturelles, où l’Irlandais semble vouloir racheter sa rugosité par les connaissances qu’il étale et recueille de l’autre. Mais le pire handicap du film est que ces envies d’ailleurs, d’étranger — d’Amérique, surtout — clamées dans les dialogues échouent à motiver une mise en scène très sage et auto-restreinte, si occupée à jouer d’un certain statisme pour cultiver une ambiance décalée au diapason de ses personnages qu’elle en oublie de travailler son sujet dès qu’elle en a l’occasion, mollassonne même lorsqu’un affrontement final vise à pasticher le western (mimique à laquelle préparait, depuis le début, la musique « tex-mex » signée Calexico). De leur rapport à l’étranger, les frères McDonagh parlent et friment beaucoup, mais dès qu’il s’agit de concrétiser, cela retombe un peu dans leurs limites — quoique un peu à l’ouest.