A priori, on n’aurait pas misé un kopeck sur cette comédie noire anglaise qui semble échappée des fonds de tiroir des sous-Tarantino type Guy Ritchie : autant de réalisateurs aussitôt apparus, aussitôt oubliés, qui ont surgi à la fin des années 1990 pour conter avec plus ou moins de bonheur les mésaventures de gangsters ratés et autres flics ripoux. Le sentiment de surprise éprouvé à la découverte de ce premier long métrage de l’Anglais Martin McDonagh est donc d’autant plus grand… Contre toute attente, Bons baisers de Bruges navigue à contre courant, utilisant les codes d’un sous-genre (le polar second degré) pour mieux les retourner en laissant affleurer une mélancolie inattendue et rafraîchissante.
Deux tueurs à gages sont coincés à Bruges, en Belgique, dans l’attente d’un contrat. Partant de ce postulat un peu mince, le réalisateur Martin McDonagh — dont c’est le premier film — aurait pu signer une de ces comédies noires qui ont fait la renommée, parfois pour le meilleur et souvent pour le pire, de nombreux cinéastes « nés » dans les années 1990, élevés à la culture vidéo-club et au polar hongkongais. La bande-annonce de Bons baisers de Bruges peut, à ce titre, légitimement rebuter : s’appuyant sur des arguments de vente peu flatteurs (flingues, personnages décalés et choc des cultures), le film traîne un parfum un peu rance de déjà-vu qui le dessert forcément.
Il serait pourtant dommage de passer à côté de cette surprenante petite comédie qui, sans chercher à être plus futée que le genre qui la caractérise, parvient à surprendre et émouvoir avec peu d’effets — un exploit, quand on repense aux excès en tous genres dont ont fait preuve certains réalisateurs un peu trop excités à l’idée de signer un polar post-moderne à la manière d’un Tarantino. Bons baisers de Bruges repose sur les stéréotypes habituels : deux compères — le premier, Ken, plus sage et plus âgé s’occupe du second, Ray, un peu bêta et chien fou, comme s’il était son fils — se retrouvent dans un hôtel à Bruges. Motif : se faire oublier quelques temps à la suite d’un contrat qui a mal tourné, et accessoirement attendre un coup de fil de leur commanditaire. Les deux gars n’ont pas grand-chose en commun : Ken envisage cet exil temporaire comme un voyage touristique alors que Ray, passablement traumatisé par « l’accident » qui a causé leur départ et dont il est responsable, ne pense qu’à noyer sa culpabilité dans les brasseries. De rencontres surréalistes (un nain américain amateur de prostituées, une mystérieuse jeune dealeuse…) en errances nocturnes, les deux acolytes se laissent progressivement gagner par le charme de Bruges… jusqu’à ce que leur passé les rattrape.
D’emblée, Martin McDonagh happe le spectateur en prenant l’exact contre-pied du style tapageur auquel on est en droit de s’attendre. Pas de jump-cuts ni de split-screens, effets de mise en scène caractéristiques des petits polars trop malins pour être honnêtes : le rythme est volontairement lent, imposant un ton mélancolique et dépressif qui sied parfaitement à l’état d’esprit de nos deux pieds nickelés. La bande son n’est pas rock mais plutôt classique ; la lumière hivernale jette un voile à la fois funeste et apaisant sur le destin des deux « héros ». Le personnage de Ray a beau correspondre aux clichés de la petite frappe (belle gueule, air abruti et accent irlandais à couper au couteau), sa culpabilité et les tourments qui l’accompagnent en font une figure ambiguë, mi-tragique mi-comique — on pense au garagiste rongé par le remords, déjà incarné par Colin Farrell dans Le Rêve de Cassandre de Woody Allen. De même, la dualité de Ken, et les sacrifices qui vont de pair avec ses choix, élèvent le personnage — et le film — bien au-delà du divertissement lourdingue redouté.
Finalement, si le film séduit autant, c’est en grande partie grâce à un parfait dosage entre le drame austère et la comédie potache, l’un ne prenant jamais le pas sur l’autre. La galerie de tronches de série B et autres figures comiques propres au film de genre sont des passages obligés qui désamorcent la violence du propos, mais n’en enlèvent pas pour autant la noirceur. À l’inverse, en tenant tout au long du film une vraie rigueur dans sa mise en scène, qui apparaît presque dépouillée de tous les artifices d’usage, Martin McDonagh peut s’autoriser la présence d’un personnage outrancier (le commanditaire) en le faisant jouer par un comédien (Ralph Fiennes) capable d’en faire énormément sans pour autant donner l’impression d’aller trop loin. Le récit, tragique en diable, peut ainsi se dérouler sans encombre car tout est affaire de dosage et, à ce difficile jeu des mélanges, Martin McDonagh excelle — aidé par des acteurs très convaincants, Brendan Gleeson et Colin Farrell en tête. Le réalisateur peut tout s’autoriser et mixer dans son shaker, pêle-mêle, un règlement de comptes au sommet d’une cathédrale, une mise à mort au nom d’un honneur de pacotille, quelques suicides spectaculaires, une course-poursuite de western et la résolution sanguinolente et quasi christique d’un trauma… Le tout, assaisonné d’un sens de l’absurde qui sied parfaitement au décor, donne un visage inédit et fascinant à ce conte pessimiste travaillé par la mort, aussi inattendu que réjouissant, qui vient bousculer un peu une année cinématographique bien morne.