S’il est un cinéma qui vient de la littérature, c’est celui d’André Delvaux. Après Julien Gracq, Susan Lilar ou Johan Daisne, le cinéaste belge, pour son dernier long-métrage, adapte Marguerite Yourcenar (vingt ans après le livre qui fut un grand succès) : L’Œuvre au noir.
André Delvaux a entretenu une correspondance avec l’autrice durant les six années qui précèdent la réalisation du film. Ces lettres sont des documents précieux qui témoignent de la fine conception de l’adaptation propre à André Delvaux. Nous y reviendrons dans un prochain article au moment de la sortie du DVD fin août – l’occasion de se retourner plus précisément sur lui, sa fabrication, sa maturation. Car il s’agit d’un film construit avec une finesse et une rigueur qui peuvent laisser sans voix (au risque de laisser sur le carreau, c’est le risque à prendre). Le plus beau résumé du film n’est pas à faire, il vient du cinéaste lui-même : « Un homme traqué, recherché depuis des années dans les régions immenses contrôlées par l’orthodoxie religieuse et politique, revient au pays natal de Bruges, poussé par d’obscures raisons et sous un faux nom… Petit à petit, morceau par morceau, au gré des rencontres et des hasards, va se reconstituer dans la mémoire des autres le puzzle de son existence et de ses idées. Cela fait de lui un “homme à brûler”. Il s’appelle Zénon. »
Le film est plus précisément une adaptation de la seconde partie du roman : Zénon retourne à Bruges, sur sa terre natale, sous une fausse identité. Tandis que le roman de Marguerite Yourcenar présente quatre ou cinq personnages principaux, André Delvaux se concentre sur un seul homme. Le film s’ouvre sur une charrette qui le transporte, dans un pénible panoramique qui annonce la rudesse des cheminements que va prendre Zénon tout le long du récit. Pour arriver à Bruges, il lui faut passer de nombreux contrôles qui semblent faire de lui un prisonnier : il est déjà condamné. Ses marches sont douloureuses, son regard est empli d’interrogations, il est un personnage qui roule vers sa destinée avec une économie sidérante – économie qui n’empêche pas les excès, de colère, de tristesse. Mais tout est pardonné à Zénon qui fait figure de héros : il sacrifie sa condition d’homme, met sa vie en jeu, pour un idéal : la liberté d’expression, le respect des consciences, des connaissances, des opinions, des conceptions. L’œuvre au noir est le récit d’un homme qui consacre sa vie à la recherche, à la quête de la vérité. Toute grande action a ses grandes conséquences : Zénon ne fait pas bonne figure parmi ses contemporains et entre directement en conflit avec l’Église. Zénon évolue dans un contexte historique particulier (pas tout à fait à la fin de la Renaissance au XVIe siècle) qui donne la mort sans arrêt sous prétexte d’hérésie, qui brûle les corps et les livres, où l’obscurantisme règne. Le propos politique d’André Delvaux est inclus dans le personnage de Zénon : c’est un homme libre face à l’autoritarisme et la pensée unique. Zénon Ligre est à la fois médecin, philosophe et alchimiste. Il mène une vie d’errant. Il n’est ni plus ni moins qu’un résistant. Et comme tout résistant, il est contraint à la dissimulation pour entretenir sa survie. Il trouve de rares partenaires qui acceptent la remise en cause du savoir de chacun, mais il accomplira son destin seul contre tous. L’étrange atmosphère du film naît de l’économie de moyen qui semble planer depuis le premier jusqu’au dernier plan : tout est d’une étonnante rigueur et la placidité apparente révèle peu à peu ses fêlures. L’œuvre au noir est avant tout, en effet, l’histoire d’un homme qui cherche à réparer son corps et son esprit, et à communiquer le remède dans le même élan. Tâche périlleuse, surtout dans un pareil contexte obscurantiste. Tout autour de Zénon est terreur : les corps sont déchiquetés, blessés, brûlés, les trépas s’additionnent, la suspicion l’encercle toujours plus violemment. La remarquable photographie du chef opérateur Charlie Van Damme participe évidemment de la sécheresse ambiante pénétrant progressivement Zénon jusqu’au plus profond de lui-même, jusqu’à ce qu’il perde sa sève. Deux scènes de purification s’inscrivent dans le chemin inverse qui mène à cette aridité : Zénon tente de se purifier par l’eau. Il se déshabille d’abord pour se frotter le torse avec la pluie, puis il rejoint la mer entièrement nu : l’eau ne suffit pas à laver l’honnête homme ainsi souillé par ce qui se dresse autour de lui : la suspicion, les tortures, les morts. Son combat le mènera à sa perte mais celle-ci sera aussi, dans sa forme, le symbole de son éternelle liberté. Il ne se plie pas au châtiment qu’on lui ordonne et préfère se donner la mort en bon médecin qu’il est : la connaissance du corps face à la destruction animale du feu.
« La mer ne suffirait pas à laver une tâche de sang intellectuelle » Lautréamont.
Toute la subtilité de Delvaux tient également à son incroyable capacité à créer un monde aussi riche de matières : les lumières des meurtrières et des lampes à huile dessinent les pièces de pierre et de bois, les personnages usent d’ustensiles et portent des vêtements d’époque avec une aisance inouïe, les plages, le vent, les horizons, les herbes et le feu constituent des tableaux palpables… Le contact avec la nature y est d’ailleurs très puissant. Seulement, lorsque Zénon s’endort sur un petit cercle de sable entouré de feuillages, un long et lent zoom vient écarter du cadre toute la nature et dirige le regard vers son visage caché par sa tunique : l’appel de la nature ne suffit pas à sauver cette âme. Ce zoom est un des nombreux signes de mise en scène que Delvaux laisse subtilement apparaître comme des victoires sur la connaissance, sur la raison. Si contrairement au roman, le cinéaste ne détermine pas clairement la position de Zénon face à la religion (Zénon y est athée), il penche tout de même vers le refus d’un mysticisme autoritaire et infantilisant. Mais la force du film réside bien sûr dans le fait que le combat de Zénon dépasse Zénon lui-même. L’œuvre au noir ne se lit pas comme un manifeste anti-clérical ou la lutte d’un bon contre les mauvais, loin de là, heureusement. Il y s’agit plutôt de confronter des doctrines, des intelligences. En alchimie, l’œuvre au noir est une étape de la transmutation des métaux en or – et par extension : du corps en esprit. On passe successivement par l’œuvre au noir, puis au blanc et finalement au rouge, pour réaliser le magnum opus. André Delvaux reproduit cette succession mais termine son film sur un blanc immaculé (qui rappelle les flash-backs de ses souvenirs d’enfance où tout est auréolé d’une blancheur éblouissante – l’harmonie retrouvée). C’est l’éternel retour au sein maternel : cette terre l’aura accueilli pour lui donner la vie et la mort. Car un dernier plan, finalement, s’immisce, et c’est l’œuvre au blanc comme point final : l’œuf chute du cadre et tout est à venir. Tout, mais après Zénon.