On connaissait Haute société, le remake musical tant décrié du chef-d’œuvre de Cukor, Indiscrétions; on connaît moins La Belle de Moscou, comédie musicale « inspirée » (en fait presque copiée-collée dans le scénario) de Ninotchka (autre chef-d’œuvre, de Lubitsch cette fois). Presque vingt ans séparent le film où «Garbo rit» des pas de Fred Astaire et Cyd Charisse; la Seconde Guerre est passée par là, Staline n’est plus qu’un cadavre. La comédie musicale estampillée MGM et Arthur Freed brille de ses derniers feux, Astaire dit adieu à sa carrière de danseur, et les États-Unis sont en pleine guerre froide (décongelée) avec l’URSS de Khrouchtchev. Mais, remake ou pas, Lubitsch ou pas, La Belle de Moscou est un grand film, à part entière.
L’histoire est connue, et modifiée simplement d’un iota pour pouvoir introduire quelques scènes dansées: une jeune communiste convaincue et dure à cuire est envoyée à Paris pour récupérer trois de ses «camarades» séduits par la capitale française au point de ne plus avoir envie de retrouver le froid moscovite (et autres joyeusetés sibériennes). La belle trouve sur son chemin un élégant producteur américain, qui lui fait goûter à la joie de vivre parisienne et l’amour à la française («oh là là» dirait-on outre-Atlantique). La voici tiraillée entre son devoir de soviétique primaire et les délices des baisers de son amant. Quel va être son choix final?
Délicieusement invraisemblable (à la limite même du caricatural), le scénario original de Ninotchka est un prétexte à l’humour le plus tordu et le plus dévastateur. Peut-on rire du tout, même de la dictature totalitaire communiste? Certainement: dans La Belle de Moscou, les trois camarades Ivanov, Brankov et Bibinski fêtent au champagne leur tristesse de ne pas pouvoir retourner dans leur pays; puis, plus loin, essaient de trouver quelque plaisir à l’idée du Noël très enneigé qu’ils passeront en… Sibérie. L’URSS de Rouben Mamoulian (ironiquement immigré né dans l’Empire russe en 1901, mais cinéaste américain dès le début de sa carrière) n’a rien à envier à celle de Lubitsch: le commissaire aux Arts fraîchement installé depuis l’arrestation sans motif de son confrère se fait copieusement insulter par son supérieur (alors qu’il n’est là que depuis cinq minutes), puis cherche le nom d’un agent qu’il ne connaît pas dans le Who’s Still Who (jeu de mots sur le célèbre Who’s Who signifiant: «Qui est encore qui»…). Le camarade Bibinski avoue qu’il ne sait plus sourire car cela ne lui est pas arrivé depuis trente ans… Quant à la fameuse Ninotchka, elle est un véritable archétype d’une révolution communiste qui aurait détruit toute joie et tout sentiment: il faut la voir courir dans les rues de Paris à la recherche des plus sordides usines dont elle rêve d’étudier le fonctionnement, ou expliquer à son amant américain que l’amour n’est qu’une banale réaction chimique et qu’à Moscou, quand on désire quelqu’un, il suffit de lui dire: «Eh, toi! Viens ici» (plutôt pratique, au demeurant).
Le sentiment anti-communiste qui règne ici, mais sans animosité autre que celle de la volonté de divertir grâce à des numéros musicaux burlesques (il faut voir le sérieux Peter Lorre, anciennement M le Maudit chez Lang, improviser une danse russe le couteau entre les dents!), n’est pas contrebalancé par une ode au capitalisme américain, même si, comme le dit Ninotchka, «nous [l’URSS] avons les grands idéaux mais ils [les Occidentaux] ont le climat». Au contraire, et c’est bien là le principal intérêt de La Belle de Moscou, dans sa lutte pour exister face à son original de poids, le film de Mamoulian est aussi une réflexion piquante sur le cinéma américain des années 1950, par le biais notamment d’un personnage secondaire, la niaise Peggy, ersatz roux d’Esther Williams, qui, ne pouvant plus nager, veut se reconvertir dans le cinéma sérieux avec une adaptation de Guerre et Paix (bien que «les rumeurs soient fausses et que Tolstoï et elle ne soient que de bons amis»). Pour Peggy, le cinéma d’aujourd’hui (comprendre bien sûr, celui de son époque) n’a que faire de stars, de bons réalisateurs, ou de scénaristes: ce qu’il faut au public, c’est du «Cinémascope, du Technicolor à couper le souffle et du son stéréophonique». Oubliés les beaux duos de danse intime; ce qu’on demande aux musicals d’aujourd’hui, ce sont des chorégraphies gigantesques où «le héros n’a aucune idée d’où se trouve l’héroïne». Qu’on s’insurge déjà à l’époque contre la superproduction à grand renforts d’effets spéciaux est d’une ironie remarquable… Plus loin, Mamoulian montre même ce qui résulte de cet esprit je-m’en-foutiste: l’adaptation de Guerre et Paix tourne au musical cheap, avec comme héroïne l’épouse de Napoléon, «Joséphine, plus communément appelée Jo», qui se déhanche sur un rythme jazzy devant sa Cour…
On l’a vu, La Belle de Moscou sonna le glas de la carrière de danseur de Fred Astaire, déjà réticent à l’idée d’interpréter l’amoureux d’une femme beaucoup plus jeune que lui; mais le dynamisme des «plus belles jambes d’Hollywood», celles de Cyd Charisse, sa partenaire préférée, l’avait convaincu. Ce fut également l’un des derniers rôles de Cyd Charisse en tant que danseuse, et l’adieu de Rouben Mamoulian au cinéma. On ne pouvait rêver plus belle cérémonie funèbre: les numéros musicaux, dansés ou pas, sont époustouflants; voire même, dans le cas du solo de Cyd Charisse, à la limite de la tolérance de la censure: le code Hays obligea en effet l’actrice à écourter son magnifique strip-tease (symbole de sa transformation de communiste coincée en sensuelle capitaliste) qui dévoilait par trop ses jambes. Cole Porter fut réquisitionné pour la musique, et on n’oubliera pas de sitôt les paroles de «All of you», où le timide Astaire avoue à sa partenaire qu’il aimerait visiter son Est, son Ouest, son Nord et son Sud… Le plus grand danseur que le cinéma ait connu se paie même le luxe d’un numéro final sur des rythmes rock n’roll, et passe ainsi le relais à ses successeurs avec une élégance divine. La classe.