Nous sommes en 1939. Ernst Lubitsch, cinéaste berlinois émigré à Hollywood et adulé, réalise Ninotchka. Ernst ose et frappe fort. Car, derrière cette histoire d’amour entre un aristocrate séducteur et une « femelle bolchevique » en mission à Paris, Ninotchka relève de la pure satire politique. Avec Billy Wilder au scénario, Greta Garbo, Melvyn Douglas en tête d’affiche et Bela Lugosi en commissaire russe, Lubitsch nous offre un petit bijou qui brille encore et toujours de son insolente beauté. Comment définir l’art indéfinissable de Lubitsch ? C’est le charme et la satire mêlés, l’union mystérieuse de la gravité et de la légèreté et le rire à gorge déployée derrière une porte fermée. Le cinéaste nous sert un délicieux cocktail à base d’impertinence, d’humour et de romance. On se ressert une nouvelle fois pour mieux s’étourdir de rire. Brillantissime.
Trois camarades, Iranoff, Buljanoff et Kopalski, envoyés par le gouvernement soviétique, se rendent à Paris afin de vendre des joyaux ayant appartenu à une aristocrate russe, la grande duchesse Swana. Nos trois compères, charmés par les splendeurs de la Ville Lumière, se révèlent de piètres négociateurs : ils délaissent vite l’art du négoce et les bijoux de la couronne pour s’adonner aux plaisirs de la boisson et lier commerce avec de jolies femmes. Mais l’Union Soviétique veille : un agent nommé Nina Yakushova est envoyé à son tour dans la capitale. Elle se charge de surveiller les trois Russes et de régler au plus vite cette affaire de bijoux. Notre communiste va succomber aux charmes de l’Occident bourgeois et capitaliste, et tomber dans les bras d’un dandy.
Initiales G.G.
En 1940, lors de la cérémonie des Oscars, Scarlett O’Hara vole la vedette à Ninotchka. Le film de Lubitsch, nominé quatre fois, se fait battre par Victor Fleming et son très hollywoodien Autant en emporte le vent. En cette époque de guerre mondiale, il faut croire que les statuettes dorées préfèrent les crises de larmes aux éclats de rires. Pourtant, le Berlinois fait des étincelles à Hollywood car Greta Garbo rit. Depuis 1932, la lubie de Lubitsch est en effet de diriger Greta Garbo dans l’une de ses sophisticated comedies. Après Marlene Dietrich dans Ange, c’est au tour de l’actrice suédoise de se laisser entraîner dans l’univers du cinéaste inspiré. Avec Ninotchka, Lubitsch réussit un double tour de force : il brise l’image glacée de la star réduite à des airs de tragédienne et tourne en dérision l’idéologie en matière de politique et le stalinisme, notamment à travers les allusions non déguisées aux procès de Moscou et à l’échec du Plan Quinquennal. « Il était le seul grand metteur en scène à Hollywood. Ninotchka a été le seul film pour lequel j’ai été dirigée par un grand metteur en scène » dira, à son sujet, Greta Garbo.
« Oubliez que je suis femme, camarades ! » déclare l’agent Nina Yakushova sur le quai de la gare à ses trois compatriotes venus l’accueillir. Quelques minutes plus tôt, l’arrivée de l’agent dont ils ne connaissaient pas encore le nom, et donc le sexe, avait laissé place à une double méprise, sexuelle et politique : les trois Russes, s’imaginant que l’envoyé spécial mandaté par leur gouvernement ne pouvait être qu’un homme, suivent un inconnu qu’ils prennent pour leur homologue communiste, jusqu’à ce que l’homme s’arrête promptement et nous gratifie d’un salut, main droite levée : « Heil Hitler ! » Le comique de Lubitsch repose sur cette confusion des identités et la dérision des clichés. Le réalisateur fait fi des idéologies en plaçant dos-à-dos, pour ne pas dire nez à nez, les valeurs occidentales et l’idéal communiste, à l’image de la scène de rencontre entre Nina Yakushova et Léon, Comte d’Algout : Melvyn Douglas et Greta Garbo se tiennent sur le même trottoir et s’apprêtent à traverser la rue en sens opposé. L’une cherche la Tour Eiffel, l’autre se méprend et croit avoir affaire à une touriste. Après toute une série de tours et de détours, vaste entreprise de séduction, Léon pointe la lunette de vue située en haut de la Tour Eiffel en direction de son hôtel particulier. Pour faire découvrir Paris à une étrangère, rien ne vaut un détour par son propre logis… « Dois-je considérer vos avances comme un spécimen du folklore bourgeois ? » lui rétorque Ninotchka.
Spectaculaire et spéculaire
Dans Ninotchka, Ernst Lubitsch nous transporte en Europe. L’action se déroule à Paris et le film s’achève à Constantinople, après un petit périple via Moscou. Or, le Paris de Lubitsch est une avalanche de clichés et le cinéaste se joue délicieusement de ces stéréotypes : les trois Soviétiques, débarqués de leur Russie natale, et caricaturaux à souhait, sont émerveillés par le faste des hôtels, par ce monde enchanteur. À Paris, c’est bien connu, les femmes sont dévêtues et n’ont jamais froid ! Et Lubitsch transpose le système hollywoodien au sein de la vieille Europe. Dans ce monde d’artifices, il invite ces comédiens de communistes à entrer sur scène pour mieux apprendre à rire d’eux-mêmes. Mais nous sommes en plein spectacle. Lubitsch ne cesse de nous le rappeler, en plaçant face à ses personnages un miroir. À l’image de la grande duchesse russe, symbole de l’Ancien Régime qui, devant sa glace, souhaiterait avoir bien d’autres visages, ou de la froide Ninotchka qui, en cachette, cédera à une pulsion de coquetterie féminine et s’offrira le chapeau dernier cri. Chez Lubitsch, il s’agit bien de briser la glace et les apparences en révélant aux personnages ce qu’ils refusent de voir ou d’avouer, c’est-à-dire ce qu’ils sont véritablement, des êtres sexués, modelés par leurs désirs de fusion et leurs pulsions, et non pas une image symbolique, forgée par un système politique et une représentation idéologique. Car si Ninotchka est une histoire d’apprentissage, l’acceptation d’une féminité refoulée, c’est aussi celle d’une prise de conscience : les régimes totalitaires aliènent l’humain jusqu’à le dénaturer, réduisant la pensée et le discours à des formules préfabriquées. Léon restera-t-il pour Ninotchka « un intéressant objet d’étude » ? « L’intérêt de Lubitsch allait à l’homme, moins aux conditions dans lesquelles il vivait. (…) Il ne se laissa guère atteler à la remorque d’une idéologie d’actualité, comme le faisaient ses élèves Capra (New Deal) et Preston Sturges (nationalisme militariste) » écrit Wolfgang Limmer, soulignant le scepticisme du réalisateur envers toute utopie sociale.
Retour à l’envoyeur
« Le cinéma de Lubitsch, massivement, répugne aux messages. Il leur préfère les accusés de réceptions. » Aux discours, Lubitsch préfère les confessions, les sous-entendus et l’aveu impossible. Pourquoi rit-on des personnages de Ninotchka ? Parce qu’ils s’imposent d’abord à notre regard avec des discours qui ne leur appartiennent pas, et qui les forcent à prendre des poses et des attitudes ridicules. Bref, des mots et des propos qui se révèlent inadaptés. La dérision atteint son paroxysme lorsque Ninotchka enivrée d’amour et de champagne, titubante dans sa chambre d’hôtel, se lance dans un discours de propagande communiste face à un public fictif, une assemblée imaginaire. Elle achève son discours visionnaire et apocalyptique en réclamant un instant de bonheur, avant d’être transportée jusqu’à son lit dans les bras de son amant. L’on passe alors de la fausse mise en scène politique, à l’ensommeillement, puis au rêve du « Little Father » Lénine, le sourire aux lèvres, surpris dans un moment de béatitude amusée.
Ninotchka sera contrainte de quitter Paris pour retourner dans son pays natal. Dans un lieu où les êtres sont constamment sous surveillance et réduits au silence, lui parvient, un beau jour, une lettre de Léon. Le message est censuré et sur la page blanche raturée, ne demeurent que le nom du destinataire et la signature. « On ne peut censurer souvenir. » Par l’économie de moyens, par le sous-entendu et l’allusion, Lubitsch rétablit la communication entre les êtres et fait appel à l’entendement du spectateur. Cette lettre, dont les mots ont été rayés au feutre noir, mais reçue, n’est-elle pas à la fois la plus belle déclaration d’amour et un acte politique, prouvant par là même l’inefficacité et l’inutilité de l’acte censorial ? Décidément, il fallait s’appeler Ernst Lubitsch pour mettre dans la bouche d’un Léon, serrant dans ses bras sa Ninotchka retrouvée, les mots de la fin à propos de cette fameuse lettre : « Je ne te redirai pas ce que j’y avais mis. »