Derrière la façade idyllique de la vie de famille et de la maternité peut se cacher un enfer monstrueux : c’est le constat implacable dressé avec une douceur étonnante par Cristina Comencini. Épaulée par une Giovanna Mezzogiorno à l’interprétation envoûtante, la réalisatrice construit un univers schizophrène, tiraillé entre une angoisse omniprésente et une hypocrisie endémique.
Sabina, jeune Italienne trentenaire heureuse et plutôt insouciante, voit basculer sa vie une nuit où, lors d’un cauchemar particulièrement traumatisant, son père abuse d’elle alors qu’elle est toute enfant. Le doute la tenaille dès lors : ce songe aurait-il été une réminiscence d’un épisode occulté de son enfance ? Elle choisit de laisser en plan son amie aveugle Emilia et son mari pour aller chercher des réponses auprès de son frère, émigré aux États-Unis. Mais n’est-ce pas aussi pour elle une façon de mettre à l’épreuve la sincérité de ses proches ?
Le monde de Sabina est un monde rêvé, ripoliné : et pour cause. Hormis les séquences où son mari tourne dans une resucée italienne d’Urgences, toutes les séquences impliquent le monde connu, et régi, par la jeune femme. Et dans ce monde, son bonheur est – doit être – parfait, sans tache, sans ambiguïté. La photographie et la mise en scène de cette vie fantasmatique jouent bien de ce besoin de perfection ressenti par Sabina : les couleurs sont parfaitement nettes, harmonieuses, le cadrage privilégie l’individu, en le plaçant au centre de l’image-monde le plus souvent possible. Ce, jusqu’à ce que le rêve-souvenir de Sabina vienne briser cette harmonie. L’oppression apparaît dès lors toujours plus présente : qu’est-ce qui se cache derrière les apparences ?, semble se demander un regard de mise en scène qui adopte celui de son personnage principal. Bien vite, la paranoïa de Sabina prend possession du spectateur, incapable de discerner avec certitude le vrai du faux, le fantasme dans les séquences qui lui sont proposées. Peut-on trouver crédible l’improbable histoire d’amour entre la collègue de Sabina, cinquantenaire délaissée par son mari, et son amie Emilia, d’autant plus que c’est elle-même qui a orchestré la rencontre ? L’aventure d’un soir de son mari avec une collègue n’est-elle pas le fruit de l’imagination persécutée de la jeune femme ? Cristina Comencini joue avec l’aspect prévisible des situations pour renforcer le doute.
Car il s’agit bien de douter : à l’instar de Mia Farrow dans Rosemary’s Baby de Roman Polanski, n’est-ce pas sa nouvelle maternité qui provoque des crises d’angoisse dans l’esprit de Sabina ? Comme dans le chef-d’œuvre du cinéma (presque) fantastique, le doute envahit bientôt l’esprit du spectateur, sur la véracité de la moindre image. Cette ambiguïté permet à Cristina Comencini de dépasser le stade de simple adaptation littéraire, un exercice d’autant plus périlleux qu’elle est l’auteur du roman originel. L’image devient le vecteur de la psychose latente ; sa perfection, la raison même de douter de sa véracité. Mais quel que soit le vecteur, littéraire ou cinématographique, du récit, la conclusion reste la même : si l’histoire semble avoir une issue heureuse – ou au moins moralement acceptable – qu’en est-il réellement des rapports entre les êtres ? Aucune réelle sincérité ne survit dans les rapports amoureux comme dans les rapports amicaux, les apparences sont simplement vaines. Et le film de conclure avec un phrase indirectement sinistre dans les couloirs d’un hôpital : une infirmière lance à l’ami de la famille « seuls les parents ont le droit de toucher les enfants, c’est la règle ».
La confiance ultime, celle de l’enfant pour le parent, celle de l’amant(e) pour l’amant(e), n’est qu’une illusion, qui n’est en aucun cas inviolable. C’est le propos final de cette Bête dans le cœur, un propos servi avant tout par l’interprétation angoissée et remarquable de Giovanna Mezzogiorno, qui par sa présence parvient à crédibiliser un discours visuel qui, autrement, aurait peut-être paru un peu trop sage. La Bête dans le cœur est donc une demi-réussite, qui parvient surtout grâce à son actrice à relever le défi d’illustrer l’épouvantable et l’inadmissible avec les images léchées d’un quotidien presque idyllique.