À son arrivée sur le sol américain en 1967, Roman Polanski replonge dans l’univers domestique de Répulsion pour réaliser un inquiétant (et éprouvant) film d’épouvante aux relents ancestraux. Interrogation d’un mal tapi sous la surface, point de vue paranoïaque sur un complot qui contaminera toute la décennie suivante, Rosemary’s Baby vaut autant pour être le film charnière dans la carrière du cinéaste que la représentation d’une étrange asphyxie basculant vers le cauchemar absolu.
Le générique sur lequel s’ouvre Rosemary’s Baby se déroule comme dans un rêve étoilé et sa musique flamboyante ne fait qu’attester la plongée dans un univers harmonieux, de pure surface. Or, derrière ce panoramique latéral où défilent les cimes urbaines de New-York, où s’incruste le lettrage rose bonbon d’un improbable mélodrame, un motif de clavecin atonal vient dérégler la comptine et jeter une ombre sur ces notes d’irréalité. La menace débordera de la coupe et surgira d’un plan pris en plongée dans lequel lignes et tonalité frappent par leur archaïsme menaçant. L’architecture du Dakota Building dans lequel va se jouer la grossesse de Rosemary (Mia Farrow) s’est dessinée et palpite à l’écran comme un intrus frappant à la porte, un corps étranger dans le ventre de New York.
S’ensuit la visite par un jeune couple (Rosemary et Guy Woodhouse alias John Cassavetes) d’un appartement de grand standing situé au 6ème étage de l’immeuble. L’emménagement de cette femme au foyer et d’un acteur pactisant avec le milieu de la publicité va bientôt être bouleversé par des mini-événements et la dissémination de détails pour le moins étranges. Le couple découvrira ainsi des fissures dans le carrelage et d’obscurs liens entre les locataires avant de discerner des chants s’échappant des cloisons d’un immeuble qui aurait abrité des meurtres d’enfants. Ce sera le moment choisi pour une jeune femme recueillie par le couple de vieillards voisins des Woodhouse (les Castevet), de se défenestrer. Alors que les voisins ne seront pas affectés outre mesure à la vue du cadavre, les premiers soupçons à l’égard du comportement débordant des Castevet vont assaillir une Rosemary esseulée. Avant d’être apaisés par son mari qui tient à la rassurer en même temps qu’il se lie d’amitié avec ces vieillards démoniaques. Pesante est donc la présence du duo (comique) Castevet, mais qu’à cela ne tienne, le couple a posé ses valises et décide de faire un enfant. Ce sera après une soirée où Rosemary, atteinte d’étourdissements (dessert offert par les voisins), voit le diable s’agiter sur elle, que son mari lui annoncera qu’il a, dans la nuit, commis un viol.
De ces prémisses aux contours troubles, Polanski mettra en scène la grossesse monstrueuse de Rosemary à l’intérieur d’un immeuble imprégné d’occultisme. Livrée à elle-même, prisonnière des méthodes médicamenteuses de la vieille Minnie Castevet (la charismatique Ruth Gordon), Rosemary pourrait tout autant être la proie d’un complot qui la menace elle et son enfant que la victime d’une pure hallucination de l’esprit. Mais pour l’heure, la doyenne Minnie lui a préconisé un traitement à l’ancienne qui fait d’elle une sorte de cobaye maternel, un légume pourri de l’intérieur. L’invasion progressif de son espace physique et mental va jeter un immense voile d’ambiguïté sur la démence clinique de son cas ou, à l’inverse, de sa seule vaillance d’esprit face à une communauté. Les bruits exacerbés, lancinants, le trouble des sens (l’emploi du grand angle alliée à une courte focale) que perçoit Rosemary finiront quant à eux par produire une expérience de taille dont le terrible suspense est fondé sur une indiscernabilité reine. Grand maitre du doute, toujours porté par un scepticisme délirant, Polanski travaille dans ce long crescendo tout un talent fondé sur une esthétique du trompe-l’œil et du démon des apparences.
La prouesse de Rosemary’s Baby tient donc à ce champ des possibles où le suspense nait de l’apparent calme d’un monde sous lequel bat une pulsation primitive. De même toute sa force sera fondée sur un subtil jeu avec le hors-champ (hallucinations ?) et la vision indubitable d’une forme palpable à l’écran (le ventre de Rosemary). Enfin, Polanski, qui déjoue ici les traits du film d’horreur (l’hémoglobine reste rare), réalise dans sa scène finale une sorte de paroxysme du possible fantasme maternel. La traversée du miroir-placard, le mouvement porté de la caméra, les déformations visuelles qui noient toute vision claire du cercle satanique que Rosemary vient de pénétrer, trouveront leur indiscernable achèvement dans l’invisible présence du bébé.
Chef-d’œuvre qui se poste à la lisière du cinéma classique et moderne, Rosemary’s Baby a semble t-il touché les angoisses souterraines du public américain en remportant dans les salles un immense succès populaire. Catalyseur des angoisses d’une Amérique qui prend acte d’un mal congénital et hume le parfum d’une paranoïa pendue à son cou, Polanski aura eu le don de satisfaire les arcanes du genre hollywoodien tout en agitant son miroir frondeur et surréaliste. La peur engendrant un mouvement de repli, toute la lignée de films américains qui suivra cet enfant monstrueux sera coordonnée à un étrange basculement qui verra un individu combattre une communauté vampirisée, un système démoniaque.
Le brillant théoricien du cinéma américain des années 1970, Jean-Baptiste Thoret, à qui cet article doit beaucoup, écrira : « L’enfantement, la grossesse monstrueuse, comme figure récurrente de l’époque appelle deux lectures : la première concerne le système des studios qui, à l’instar de Rosemary Woodhouse, voient naître en leur sein un corps étranger, une entité monstrueuse. Comme si sous la pression des soubresauts d’alors, le refoulé (le film d’horreur) devenait le seul genre susceptible de rendre compte des nouvelles réalités politiques et sociales. L’Amérique qui envoie ses jeunes au casse-pipe à des milliers de kilomètres de chez eux, qui lâche la bride aux recherches génétiques et industrielles, sans se soucier des retombées écologiques, constitue le terreau d’un mal qui provient de ses entrailles. »
Suite logique à ces considérations, le néo-noir Chinatown de prolonger cette fiévreuse défiance du monde sous le soleil d’un Los Angeles où les secrets d’une corruption généralisée seront une fois encore bien enfouis…