« Vous devriez me voir sans maquillage… » Jerri Jordan n’est pas dupe. La chevelure blonde peroxydée, les lèvres rouges et pulpeuses, la moue aguicheuse, le déhanché provocant… tout ceci n’est qu’un masque, une persona, un personnage. Hollywood est une usine à vedettes, dénichées par des chasseurs de têtes et façonnées par de cupides producteurs qui modèlent de jolies filles selon les critères de beauté de l’époque. Et les années 1950 – avant l’irruption d’Audrey Hepburn – offrent alors peu d’alternatives à l’identité féminine outre-Atlantique : jouer la sainte ou la salope. Incarner l’image d’Épinal de l’American way of life, ou la pin-up accrochée aux calandres des routiers. Le drame de Jerri Jordan est au cœur de ce dilemme : elle se rêve en Doris Day, elle doit être une nouvelle Marilyn de la musique. Elle n’aspire qu’à tenir un foyer et élever des gosses, il lui faut chanter en fourreau moulant. Car la fille n’y peut rien (The girl can’t help it, en V.O.) : ses mensurations gargantuesques (115-45-95) ne sauraient être comprimées sous un tablier. On ne peut décemment pas laisser une telle bimbo dans la cuisine ! Son fiancé, l’insupportable Murdock, veut donc faire de sa starlette une star, l’amputer de ce suffixe qui collera cependant à la peau de Jayne Mansfield toute sa vie. Car, ironie du sort, de ce film qui la révéla, à sa fin de carrière dégressive, l’actrice mena au contraire un combat permanent, et finalement vain, pour ne plus être une pâle copie de Marilyn.
La revanche d’une blonde
Marty «Fats» Murdock le mafieux, ex-caïd du flipper, confie donc sa blonde à Tom Miller, impresario sur le retour, pour la propulser dans le firmament du show-business. Son interprète est Tom Ewell, décidément amateur de blondes pulpeuses. Un an auparavant, il s’entichait de sa voisine dans Sept ans de réflexion (Billy Wilder), incarné par une Marilyn Monroe qui, bien que jamais nommée dans La Blonde et moi, irradie le film depuis un hors-champ fantasmatique, à la fois modèle et objet de parodie. Miller sera moins le Pygmalion de Jerri que son coach, car la miss a déjà mis les formes dans le décolleté. Et le réalisateur sait parfaitement en jouer, qui n’hésite pas, dans la scène de la cuisine de Tom, à en faire le jalon de son cadre. Tandis qu’elle prépare le petit déjeuner de son nouvel agent, le réalisateur décapite Mansfield, la cadre à la poitrine, révélant toute l’ambiguïté de cette naïve poupée réduite à un objet sexuel mais se fantasmant femme au foyer, tablier à la taille.
La blonde de Tashlin n’est toutefois pas une simple créature écervelée. Le film est le récit d’émancipation de Jerri, laquelle redevient peu à peu Georgianna, son nom de baptême, parvenant à s’extirper du diktat des apparences pour reprendre la main sur son destin et ses désirs. « La Blonde et moi », c’est autant Jerri et Tom que Jerri et Georgianna, et peut-être même Jayne Mansfield et Vera Jane Palmer – véritable nom de l’actrice. Même si ce sont les distributeurs français qui cantonnèrent l’ex-Playmate dans cette série de Blonde dont aucun des titres originaux ne fait référence à sa chevelure platine. Suivront La Blonde explosive (Will Success Spoil Rock Hunter ?) du même Tashlin en 1957, La Blonde et le Shérif (The Sheriff of Fractured Jaw) de Raoul Walsh un an plus tard, et La Blonde et les Nus de Soho (Too Hot to Handle) de Terence Young, en 1960. En un sens, c’est Mansfield qui focalise l’attention, au risque de se voir réduite à un cliché.
Tom et Jerri
Satire du showbiz, La Blonde et moi n’a peut-être pas le mordant d’un Billy Wilder, mais ne manque pas de piquant pour autant. Dans le voisinage de ce que proposera Blake Edwards, cette farce élégante est bien plus qu’une sympathique série B. Tashlin y déploie une esthétique très graphique qui parvient à traiter de la vulgarité sans y plonger, maintenue par une certaine sophistication du cartoon. Dessinateur, le réalisateur a fait ses armes auprès de Max Fleischer – le papa de Popeye – et Leon Schlesinger, créateur de la Warner Bros Cartoons, avant d’intégrer l’équipe de Walt Disney. Il utilise habilement ici les codes du cartoon, exacerbant les formes hallucinantes de son actrice d’une contre-plongée. Sur son passage, un gamin siffle tel le loup de Tex Avery, la glace fond à vitesse grand V, les verres de lunettes se brisent, le lait déborde des bouteilles… Plus qu’un effet de style, ces effets dévastateurs constituent le ressort dramatique même du personnage, bimbo malgré elle.
Que le spectacle continue !
Mais La Blonde et moi est aussi sur un film précieux sur les fifties. À l’époque, le grand écran dangereusement concurrencé par la télévision se doit de rappeler ses puissances spectaculaires. Dès l’ouverture, Tom Ewell présente le film au spectateur dans un cadre au format 1.66, en noir et blanc. Lui promettant un show inoubliable, il élargit les bords du cadre d’un geste de la main – qui fait passer celui de Mommy pour un naïf effet de sidération – pour l’amener au Scope, technique qui n’a alors que trois ans. Et il appelle la couleur DeLuxe, qui vient embraser l’écran et illuminera la robe pailletée de Jerri. Le cinéma n’a pas dit son dernier mot et affiche ses potentialités de renouvellement ; à l’âge d’or d’Hollywood succède son ère pop.
Enfin, Ewell rappelle que La Blonde et moi est un film sur la musique. Non pas celle d’autrefois, mais celle des temps modernes. Et le long-métrage de Tashlin constitue en effet un véritable document historique sur le rock’n’roll, cependant qu’une pointe d’ironie vient en modérer la valeur. La musique « gracieuse et raffinée » étouffe d’emblée les paroles d’Ewell comme pour les décrédibiliser, et le film pointe la supercherie de ce genre musical qui ne vaudrait d’abord que par sa nouveauté : même les mauvais chanteurs rencontrent le succès, le public est béat dès que les premières notes envahissent les night-clubs. Or cette ambiguïté n’a rien de gratuit : c’est elle qui nourrit le récit. Même Jerri, dont la voix de crécelle éclate les ampoules, pourrait devenir une vedette ; l’Amérique a surtout besoin de chair fraîche, et la belle en a justement à revendre.
Le défilé exceptionnel des pionniers du rock – Julie London, Fats Domino, Little Richard, The Platters, Eddie Cochran… – vient interrompre régulièrement la progression narrative, sous la pression des producteurs de la Twentieth Century Fox. Entre le récit et ces interludes musicaux, La Blonde et moi est comme coupé en deux. Une rupture qui appuie évidemment le clivage entre Jerri et le monde du spectacle, mais qui fait surtout de ce long-métrage un film étrangement malade. Car si la gradation comique semble d’abord pâtir de ces brisures, son avancée à deux vitesses décentre sans cesse le film pour en faire le symptôme d’une époque prise entre classicisme glamour et culture populaire porté par de nouvelles jeunesses. Dans cette fracture aussi réside l’éclat de La Blonde et moi.