Depuis ses débuts, Xavier Dolan divise notre rédaction, comme en atteste notre article cannois, plutôt positif à l’égard de ce Mommy. Ces écarts de réception pourraient bien traduire un malaise quant au positionnement à adopter face aux images produites par le réalisateur québécois et à sa réputation, qui s’étend de prodige surdoué à usurpateur chantre du culte de la jeunesse. Pour tenter de réussir à saisir ce malaise qui se fait particulièrement pressant dans Mommy, il faut d’abord s’extraire de ces chapelles de journalistes et regarder l’objet pour ce qu’il est, en reconsidérant ces a priori « institutionnalisés » qui donnent du grain à moudre mais produisent finalement très peu de matière.
Antagoniste toi-même
Mommy fonde son récit sur un recueil d’antagonismes forts qui, en s’entrechoquant, produisent des synergies éphémères – principe à l’œuvre dans chacun des films de Dolan. Ici c’est donc Diane, mère un peu perdue (mais forte en caractère), qui se confronte à son fils Steve, adolescent hyperactif, raciste et frondeur (mais généreux), sous les yeux de Kyla, voisine discrète et timide qui a pris un congé sabbatique de sa carrière d’enseignante (mais qui cache en son sein un terrible secret). Les modalités successives de ce trio vont apporter leurs lots de rapprochements et d’accrochages, sous l’égide d’un didactisme qui ressemble à de la psychologie de comptoir tant tout semble s’imbriquer avec une aisance calculée (deux mères pour gérer un fils ingérable, reprendre goût à l’enseignement et trouver un fils de substitution pour Kyla, et ainsi de suite…).
Ce principe d’entrechoquement fait surgir, dans ces différents mouvements de bascule entre antagonisme et synergie, ce que l’on qualifie trop souvent ici et là de « pures » émotions (concept vide de sens), dont la limpidité serait gage d’une prétendue vérité et de sincérité. Désir appuyé par la plupart des déclarations du cinéaste au sujet de ce film, qui avoue que son intention simple, presque anodine, était de « toucher » les gens. Ce mouvement de bascule est pourtant tout sauf inoffensif, puisqu’il vise à reproduire indéfiniment des épiphanies qui, au lieu de viser la profondeur des personnages et la complexité des situations, entraînent l’asphyxie par un déferlement d’affects, à l’image de la séquence où Diane imagine un futur pour son fils, où l’on cherche tout simplement à flanquer le tournis au spectateur.
Asphyxie et exclusion
Cette asphyxie se matérialise dans le format carré choisi par le cinéaste, qui maintient un sentiment diffus de claustrophobie tout au long du film, et puise dans une dialectique éculée de séparation/réunion par le cadre pour signifier l’état changeant des relations entre les personnages. Et lorsque cette pression peut enfin s’échapper en un courant d’air, on refuse encore au spectateur le droit d’expérimenter par lui-même : il faut que le personnage ouvre le cadre en grand de ses propres bras pour que les intentions du cinéaste se fassent bien comprendre. Cette logique du tout à l’affect portée par les personnages, qui mise également sur une utilisation très orientée de la musique, n’est pas sans rappeler Polisse de Maïwenn, car Mommy semble poursuivre le même but : mettre K.O. toute construction de pensée sur un sujet de société (chez Maïwenn, le quotidien harassant de la brigade de protection des mineurs/chez Dolan, le désœuvrement des institutions face à la gestion de l’humain – cf le carton inaugural du film) et emporter la mise sous l’égide d’une dictature de la sidération. Face à ce tourbillon d’images, dont chacune chasse l’autre sans la prendre en charge, mais en l’annihilant en un défilé cosmétique, le choix s’avère couru d’avance : il faut se mettre à genou sous peine d’être d’emblée exclu par le film.
Il est assez troublant de le noter lorsque l’on constate que le film s’ouvre lui-même par une exclusion, celle de Steve, rejeté pour la énième fois d’un institut psychiatrique après une rixe avec un infirmier. Mommy met en scène des individus vivant à la marge (de leurs fonctions, de leurs émotions, de la société, dans un milieu périurbain), dont toute la rugosité passe par la parole et le corps – régime sans cesse parasité par la plasticité hygiéniste de l’image. Comme un attachement maladif à la perfection des textures, effaçant les aspérités des visages et de la peau, qui fige les corps dans un « devenir éternel » (on en revient, encore une fois, à la projection de Diane dans le futur fantasmé de son fils) et gomme l’humain pour en faire une gravure de mode, un modèle qui puisse susciter à la fois admiration et identification. La marginalité des personnages, leur « différence » se réfugie alors dans leur statut d’icônes, comme des idoles que l’on nous laisse croire comme accessibles mais qui nous échappent de par l’entreprise de déification à laquelle l’image les soumet. Une coupure dévastatrice du réel, qui donne le même goût uniformisé à toutes les représentations en mimant le protéiforme (couleurs criardes, patchwork de musique, séquences clip) pour créer une illusion de la diversité. Ce type d’esthétique vend tout simplement une image standardisée de la différence, où la souffrance, les joies et les larmes sont reléguées à tous moments derrière une conception publicitaire du beau. Ou comment faire œuvre de récupération pour rendre présentables aux yeux du tout-venant ceux que la société a depuis bien longtemps mis au ban, et que le cinéma célèbre ici comme les plus séduisants atours de son économie festivalière, en gage de petite caution de bonne conscience.