C’est une voix off qui ouvre La Chute : nous sommes en 1942, et Hitler doit choisir une secrétaire particulière. Six se présentent : c’est Traudl Junge qui sera prise. Puis une ellipse de deux ans et demi nous sépare de cet épisode. Avril 1945 : Berlin est encerclé, les combats y font rage, Hitler s’est réfugié dans son bunker. La fin de la guerre approche ainsi que les derniers jours du Reich. Le rapport entre ces deux moments ? C’est du point de vue de sa secrétaire particulière qu’est abordée la chute de Hitler. Elle fait le récit de ces moments passés aux côtés du Führer : la voix du début, qui réapparaît à la toute fin du film, où l’on voit cette fois qui parle et pour quelle raison, n’est autre que celle de Traudl Junge, soixante ans plus tard.
Si elle est appuyée sur le livre de l’historien Joachim Fest, Les Derniers Jours d’Hitler (2002, Perrin), La Chute est surtout basée sur l’expérience de Traudl Junge, la secrétaire particulière de Hitler de 1942 à 1945 : elle est la mise en image de son témoignage, déjà paru en DVD en 2002 sous le titre Dans l’angle mort : la secrétaire d’Hitler. Seule face à la caméra, l’octogénaire y raconte durant quatre-vingt-dix minutes la manière dont elle a pu percevoir « la bête immonde » du haut de ses vingt-deux ans : un homme ordinaire et poli, une figure paternelle, n’ayant rien à voir avec l’orateur dément qui apparaissait en public. Ce faisant, elle explique comment au centre même de l’information, elle était en fait dans un angle mort ; et toute la nuance de son propos consiste en ce qu’elle l’explique sans jamais se déresponsabiliser. Traudl Junge n’a jamais pu se pardonner son aveuglement. Sa propre histoire la détermina à devenir une farouche adversaire du national-socialisme, et à souffrir en même temps au plus haut point de son incapacité à jamais pardonner à la jeune fille qu’elle était, à sa naïveté et à son ignorance d’alors. C’est cette irréductible tension qui parcourt le film du début à la fin. D’où ses dernières paroles, sans doute les plus fortes de tout l’entretien, consacrées à une opposante allemande au régime nazi qui fut fusillée en 1942 : « mais un jour [, après la guerre], j’ai réalisé que la jeune fille qui s’était opposée au régime nazi et qui avait été exécutée la même année [1942] où j’étais entrée au service d’Hitler, avait le même âge que moi. À ce moment-là, j’ai compris ne pouvoir faire valoir aucune excuse.» Il est significatif que La Chute se termine précisément par cette évocation.
La qualité de ce film réside dans son intention : nous invitant à réfléchir sur la figure du mal, il est une tentative d’identifier ce qui semble dépasser l’entendement. Hannah Arendt, dans son livre Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963), s’est vue reprocher de faire de celui-ci un homme comme les autres. La banalité d’Eichmann, qui a joué un rôle important dans la déportation des Juifs, et qui pourtant était un homme médiocre, avant tout préoccupé de sa carrière, « un bourgeois, ni bohème, ni criminel sexuel, ni sadique, ni fanatique pervers, pas même aventurier », rend en effet la question du génocide plus terrifiante : « il eût été plus réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre ». « L’ennui, avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux. » Évidemment, et ce point est clairement affirmé dans La Chute, ce n’est pas le mal génocidaire qui est banal : le problème vient de ce qu’il ait été accompli par des hommes qui n’avaient rien de monstrueux. Il n’y a pas de Mal incarné, pas de dictateur (pas plus Hitler que Staline ou Mussolini) qui se soit jamais présenté avec un couteau entre les dents : la banalité et l’humanité des criminels contraste tant avec l’horreur et l’inhumanité de leurs crimes que l’Histoire nous incite à rester prudents plutôt qu’à les reléguer au rang de bourreaux inhumains. Ce sont des bourreaux humains. Il ne faut pas l’oublier. Comprendre l’incompréhensible sans bienveillante compréhension : telle est la tâche.
La Chute vient donc occuper un espace resté (trop ?) longtemps vacant (abstraction faite du film Le Dernier Acte de Georg Pabst réalisé en 1955 à l’aide des conseils de Traudl Junge) dans la pléiade de films portant sur le nazisme : celui de la représentation réaliste de Hitler. Mais il ne parvient à combler ce lieu vide que très partiellement : on peut légitimement s’interroger sur ses capacités documentaires, et ce notamment parce qu’on ne peut que regretter profondément le choix initial de ne se limiter qu’aux derniers jours de la vie de Hitler, choix qui sinon contredit, du moins affaiblit cette volonté de comprendre de manière réaliste qui il fut vraiment.
En ce sens, le film d’Oliver Hirschbiegel pose une question bien réelle : est-il possible de faire d’un personnage historique si proche de nous une figure de cinéma ? Ce visage que chacun connaît pour l’avoir rencontré dans des livres d’Histoire peut-il revêtir d’autres traits et prétendre en même temps à une légitimité documentaire ? Charlie Chaplin, lorsqu’il réalisa Le Dictateur en 1940, a justement eu la grande intelligence de faire un film de fiction, de garder une grande distance avec le Führer, ici personnage de cinéma burlesque à part entière.
Si le débat fait aujourd’hui rage entre historiens, journalistes et spectateurs, c’est que le film pèche à plusieurs reprises, non pas dans son choix de représenter Hitler sous un angle inédit, mais dans sa mise en scène tape-à-l’œil. La démarche du scénariste et producteur Bernd Eichinger (par ailleurs producteur des deux volets Resident Evil) relève davantage du coup médiatique capable de déplacer les foules curieuses – allemandes surtout – que d’un devoir de mémoire construit et pertinent. La réalisation et le montage, d’un académisme déconcertant, démontrent plus d’une fois les ambiguïtés d’un film qui se laisse volontiers fasciner par son sujet quand il prétend se mettre à sa hauteur.