Film oublié, très peu vu, qui semble avoir enterré la carrière de son auteur, Philippe Condroyer, La Coupe à dix francs réapparaît sous une pile de vieilles bobines : l’œuvre ressort en salles à l’occasion d’une restauration par Madadayo Films. Sélectionnée à Cannes en 1974 dans la quinzaine, elle aurait recueilli, paraît-il, un succès d’estime, avant de sortir en salle quelques mois plus tard dans l’indifférence totale. Condroyer, auteur médiocre qui s’est pris un temps pour Hergé (Tintin et les oranges bleues) ou John Le Carré (Un homme à abattre), mais qui aujourd’hui ne trompe plus personne, tourne cette chronique sociale à petit budget en trois semaines. Un format économique et technique (le 16mm) adapté au sujet de société, s’apparentant au reportage, vient au secours de cette triste peinture des campagnes françaises.
Sous les pavés, les scalps
La Coupe à dix francs se présente comme un film sur le conflit des générations, les années cinquante s’opposant ici aux années soixante-dix, à travers la lutte entre Forger – le patron d’une fabrique de meubles, archétype rétrograde et raciste –, et quatre de ses jeunes ouvriers, fédérés autour d’André – un peu antihéros apathique, un peu sous-héros révolutionnaire, dont le poil long représente la génération post-68 qui refuse de se soumettre à l’autorité et au coiffeur. Cheveux en brosse contre cheveux longs dans la France populaire, représentée ici comme victime de l’ère Pompidou. Le contexte politique de 1974 sous-tend en effet fortement le film : à cette époque, la contestation surgit d’une partie importante de la population, pauvre, ouvrière et provinciale, écrasée sous le poids des Trente Glorieuses et de la centralisation.
L’esprit de cette contestation repousse donc, pour Philippe Condroyer, dans ce quatuor chevelu ; au Bistrot, ces jeunes rebelles exposent une théorie plaçant le rejet du poil par les classes dirigeantes sous le signe de la frustration sexuelle. Le combat d’André commence en réponse à cette frustration qui, ironiquement, déteint sur lui : dans la première partie du film, il est obsédé par l’idée de passer à l’acte avec sa petite amie, comme si la libération sexuelle (le slogan Flower Power) était un acte de résistance vitale. Enfin, aux manières militaires du patron Forger, s’oppose le vocabulaire communiste des hippies de la province française ; « je représente mes camarades » introduit tout dialogue entre les deux parties et André accuse un membre de son groupe qui renonce à la lutte ouvrière pour ouvrir un restaurant : « devenir patron, c’est trahir ».
Triste parodie
Une incroyable tristesse semble avoir digéré l’œuvre dans sa totalité. Dès le générique début, le film s’enterre dans la sous-exposition, les scènes nocturnes, le quotidien crasseux, recouvert par un saxophone pleurnichard. Puis s’installe une parodie de film politique, de régime totalitaire et répressif, à travers la résistance passive des quatre jeunes menuisiers, à qui la direction a demandé de se couper les cheveux. On retrouve en effet tous les codes du genre, décalés vers ce propos presque insignifiant – au point qu’André est incapable lui-même de nommer son acte de rébellion ; pour lui, garder ses cheveux longs, « c’est pas une question de mode, c’est autre chose ». Une autre séquence montre un enfant que l’on force à aller chez le coiffeur, comme si l’on assistait à une scène de torture. Il y a donc ceux qui luttent et ceux qui plient, les traîtres et les interrogatoires, comme sous l’Occupation, mais à l’échelle capillaire.
La tristesse dépose aussi son vernis sur les toiles d’André, artiste peintre à ses heures, en particulier cette colombe au-dessus d’une mer d’azur, inaccessible car observée derrière un rideau. Des toiles d’une laideur molle, ou d’une beauté flétrie, ponctuent la narration.
Le père d’André, pourtant présenté auparavant comme humaniste, finit par céder à la pression et trahir son fils en se soumettant. Dans la parodie de l’Occupation, il représente la France molle de Vichy qui transforme ses enfants en nazis, et André sort de chez le coiffeur les cheveux courts, blonds et plaqués, séparés par une belle raie. Cette coupe finale est ressentie avec une douleur encore mesurée, mais celle-ci s’épanche dans une fin violente et décalée. Faussement justifiée par un fait divers réel de 1968, (le suicide d’un adolescent pour les mêmes raisons), la clôture de cet essai pseudo-réaliste verse dans le pathos, à travers une surenchère tragique qui semble appartenir à un autre film, un film de guerre qui parlerait d’un peuple oppressé.
Sous la Nouvelle Vague
La Coupe à dix francs est aussi porté par la génération naissante des cinéastes du réel post-Nouvelle Vague, qui défendent un cinéma-vérité, cru et authentique. Condroyer aspire à ce nouvel élan de la création française, et s’il en agite mollement les préceptes, il n’atteint pas le niveau des auteurs de sa génération, comme Doillon ou Pialat. En revanche, le traitement de l’image, mis en valeur par la restauration, sauve presque le film de cette passivité contagieuse : les extérieurs nocturnes en particulier, la plupart du temps dans une campagne désolée, séduisent par leur traitement poussé dans les noirs ; une sous-exposition raffinée qui offre parfois des moments de poésie, amplifiés par les envolées free-jazz du saxophoniste Anthony Braxton sur les compositions d’Antoine Duhamel ; aussi, comme la photographie, la partition musicale se détache de ce triste ensemble. En effet le compositeur de Godard et Truffaut éclaire ainsi l’ennui, et l’une des scènes les plus réussies demeure la diatribe de Forger exhortant André à exécuter ses cheveux, montée dans un éclair de génie avec la musique free-jazz en off, à contre-emploi, jusqu’à recouvrir presque entièrement le monologue, ou plutôt les vociférations du patronnât conservateur. C’est par la voie de l’humour et du recul, une distance nécessaire, une objectivité par rapport à son sujet, que le style Condroyer prend tout son sens, rappelant le meilleur de L’Exercice de l’État. Mais objectivité ne veut pas dire retenue, et le film souffre d’une certaine pudeur revendiquée là où l’audace aurait été bienvenue, en particulier sur les scènes de sexe, plus prudes que pudiques.
Le choix d’acteurs inconnus pour revendiquer la France anonyme ne paraît pas inapproprié, simplement Condroyer n’est pas Blier, La Coupe à dix francs frappe encore sous Les Valseuses et Didier Sauvegrain bien en dessous de Patrick Dewaere. Il faut en effet se rabattre sur la petite amie d’André (Roseline Villaumé), et quelques seconds rôles parmi les amis du protagoniste, pour trouver un peu d’authenticité. On reconnaîtra aussi la silhouette de Dominique Lavanant.
Beau nanar, ou grand film raté ?
On peut regretter cette version étirée de ce qui aurait pu être un bon court métrage. En voulant critiquer l’autoritarisme et défendre davantage l’humanisme que l’esprit révolutionnaire, Philippe Condroyer ne réussit ni un film politique, ni une comédie sociale pour ados, mais un film tiède, réchauffé, dont l’obscurité néanmoins rayonne.