Rarement, sous la Ve République, une course à l’Élysée aura suscité une telle attente, un suspense si cinématographique autour du nom des candidats des deux partis principaux − la spectaculaire impopularité du candidat sortant n’y étant pas étrangère. 2012, année électorale (at)tendue, est précédée par une année 2011 riche en productions cinématographiques hexagonales qui s’interrogent sur le pouvoir, du chemin qui mène à la fonction suprême à l’exercice même de cette fonction. Présenté dans la sélection Un Certain Regard lors du dernier Festival de Cannes, L’Exercice de l’État a fait certes moins de bruit que l’épuisante Conquête de Xavier Durringer, mais aura durablement marqué celles et ceux qui se sont laissés entraîner dans son circuit impeccablement construit : l’apparente banalité d’un récit familier (un fait divers couvert par un ministre des Transports empreint d’une touchante humanité) se radicalise en thriller politique qui sonde magistralement l’insaisissable complexité d’un homme pris en étau entre ses convictions et ses ambitions.
Quand le film commence, Bertrand Saint-Jean (Olivier Gourmet) est arraché d’un étrange rêve érotique (où une femme nue se jette dans la gueule d’un crocodile) pour se rendre sur la scène d’un terrible accident de bus. En quelques minutes, le décor est planté : l’impeccable organisation de la machine gouvernementale transforme l’horreur de l’événement en imparable outil de com’. Le ministre apparaît d’emblée comme un homme éminemment sympathique : sous la bonhommie des traits d’Olivier Gourmet (excellent choix de casting) affleure l’affabilité d’un puissant que seules les convictions et une redoutable intelligence ont porté au sommet. Autour de lui s’agitent des petits requins que l’on devine prêts à venir dévorer quiconque s’aventurerait sur leurs plates-bandes, du chef de cabinet (Michel Blanc) à la responsable de la communication (Zabou Breitman) en passant par le conseiller aux dents longues (Laurent Stocker). À vrai dire, on en vient vite à craindre le pire pour le chouette ministre : ne serait-il pas la victime potentielle d’une manipulation interne visant à le dégommer du gouvernement ? Cette privatisation des gares que l’on tente de lui faire assumer ne serait-elle pas une manœuvre de ses ennemis ?
Pierre Schoeller aurait pu se contenter de dérouler tout son film de la même façon qu’il l’a (remarquablement) commencé : en mode quasi-documentaire, caméra au poing, au plus près des personnages et de la vérité d’un appareil politique sur lequel il s’est visiblement parfaitement renseigné. L’Exercice de l’État emprunte d’ailleurs beaucoup à un genre essentiellement hollywoodien qui, de la rigueur scénaristique des Hommes du Président d’Alan J. Pakula aux fameux «walk and talk» de la série À la Maison Blanche, a posé les bases d’une représentation cinématographique des arcanes du pouvoir. Schoeller assume parfaitement le souffle romanesque de son intrigue et en respecte scrupuleusement les codes : les trahisons, les rebondissements, les personnages secondaires douteux permettent à son film de garder de bout en bout son allure de thriller haletant.
On se souvient pourtant que l’étonnant Versailles, son précédent film, commençait comme une plongée réaliste dans le quotidien d’une SDF et de son petit garçon pour oser à mi-chemin un ambitieux décrochage, sacrément gonflé, qui emmenait le film sur le terrain du conte de fées. Versailles ne manquait pas de maladresses mais affichait une belle ambition que confirme radicalement L’Exercice de l’État. Sous la rutilante carapace de la chronique politique écrite au cordeau et menée tambour battant se dissimule le portrait d’un homme insaisissable de bout en bout, rongé par ses angoisses et ses faiblesses. Schoeller ménage des pauses dans son récit qui lui permettent d’approfondir l’humanité de son personnage et qui, loin d’être anecdotiques, se révèleront déterminantes dans la suite de l’intrigue (la scène de l’apéro avec son chauffeur et sa femme). Ces moments de flottement, loin de disperser le film, viennent en contrepoint aux coups de tonnerre anxiogènes (les rêves, la musique stridente) qui rappellent, tout au long du film, que la menace gronde. Oui, mais de quelle menace s’agit-il ? Une scène aussi inattendue que magistrale renverse littéralement le récit et redistribue les cartes. Jusqu’au bout, Bertrand Saint-Jean reste une énigme, et le génie de Pierre Schoeller est de ne jamais chercher à donner un avis définitif sur son personnage et son parcours. Il y avait bien longtemps qu’un film n’avait saisi avec une telle acuité et un tel panache formel toute la démesure, la folie et l’étrangeté de l’exercice du pouvoir, cette politique qui, comme le dit le « héros » lui-même, est «une meurtrissure permanente».