Un haussement de sourcil, et c’est l’étonnement. Une main qui glisse délicatement sur le cœur, et c’est l’amour. Un tic des lèvres, et c’est l’effroi. Qu’elles sont attentives ces jolies petites danseuses, buvant les paroles de leur maître et ravies de l’impressionner par leurs pas précis et mesurés, leur élégance naturelle et leur réserve discrète! Né de la collaboration fructueuse entre une danseuse occidentale imprégnée de l’Inde et d’un cinéaste kéralais, La Danse de l’enchanteresse est un émerveillement constant, un véritable documentaire mystique.
Le mohini attam est une danse du Kerala, État situé au sud de l’Inde. En malayalam, la langue de la région, le terme signifie danse de l’enchanteresse, de Mohinî, la forme féminine prise par le dieu Vishnou pour reprendre le nectar divin aux démons. Moins connue en France que le bharata-natyam ou le kathak, car moins spectaculaire (voir pour cela l’interview de la réalisatrice Brigitte Chataignier), cette danse, exclusivement féminine, est longtemps restée cantonnée à un milieu très fermé avant de connaître une véritable croissance à partir des années 1930. La Danse de l’enchanteresse lui est entièrement vouée, filmant de très près de longues séquences de spectacle, entrecoupées de séances de cours entre un maître et ses trois ou quatre élèves ou de scènes contemplatives présentant des héroïnes à l’identité masquée, visages anonymes d’un art cherchant à gagner l’éternité…
Le talent d’Adoor Gopalakrishnan – sans aucun doute l’un des réalisateurs indiens les plus intéressants aujourd’hui, dans le milieu limité du cinéma d’auteur – et de Brigitte Chataignier, danseuse de mohini attam, est d’avoir réuni deux visions, deux talents pour non pas faire œuvre de pédagogie, mais pour rendre hommage: dans La Danse de l’enchanteresse, aucune voix-off, aucun commentaire ne viennent déranger les circonvolutions délicieuses des danseuses. Pour comprendre d’où vient et que signifie le mohini attam, il suffit de se laisser emporter, de se laisser bercer par des sensations, car rares sont les séquences (comme celle, précieuse, du cours donné sur le rendu corporel des sentiments) explicatives. Les deux cinéastes ont préféré se concentrer sur la mise en scène du spectacle, sur l’étroite relation entretenue entre maîtres et élèves, danseuses et musiciens, pas et poésie. On passe alors d’une jeune fille à une autre, sans réellement savoir qui est qui, toutes se confondant dans leurs mouvements gracieux, incarnant chacune une émotion différente de leur danse si riche.
Cet esprit se traduit dans une réalisation extrêmement délicate, n’ayant pas peur de traduire la lenteur posturale du mohini attam et sa magie hypnotique dans des mouvements limités de caméra, des effets de style proches du tableau (tels les pieds des danseuses se reflétant dans le sol brillant du temple) et un rendu des couleurs suffisamment irréel pour donner au documentaire un aspect atemporel. Comme le souligne Brigitte Chataignier, l’Inde de La Danse de l’enchanteresse est une Inde rêvée, qui n’existe que dans les fantasmes: celle du public, de ses réalisateurs, mais surtout celle des artistes du mohini attam, à la fois danse païenne et danse des dieux, fragile et imposante, à l’image de son pays.