De passage à Paris pour la promotion de son premier long métrage, La Danse de l’enchanteresse, la danseuse Brigitte Chataignier nous parle de son expérience au Kerala, en Inde, de son apprentissage du mohini attam et de sa collaboration avec le grand réalisateur kéralais Adoor Gopalakrishnan.
Racontez-nous votre découverte de l’Inde et du mohini attam.
À l’origine, je suis devenue danseuse contemporaine après avoir suivi une formation classique. Je travaillais aussi le yoga et le mime, dans différentes écoles, auprès de différentes personnes. Pendant un certain temps, j’ai travaillé avec Muriel Jaër, qui m’a enseigné la danse contemporaine dans une relation plutôt directe, puis j’ai travaillé avec Ismaël Smouni que j’ai suivi plusieurs années et qui travaillait de façon plus posturale, en s’inspirant de l’aïkido et de différentes formes orientales… Et puis, j’ai rencontré, Kiran Vyas, mon professeur de yoga qui s’est révélé mon premier contact avec l’Inde. Ses cours avaient une dimension artistique très prenante. Parce que j’avais envie de continuer la danse, j’ai fait le choix de partir en Inde, avec Michel Lestréhan, devenu mon mari. J’y ai d’abord vécu avec mes propres moyens ; puis, j’ai obtenu des bourses pour rester. À force de me poser chaque année la question d’un éventuel retour en France, finalement je me suis installée six ans au Kerala. Les trois premières années, j’étais au Kalamandalam, dans une école de danse du Kerala, et puis après j’ai travaillé avec un maître privé tout en visitant d’autres maîtres, aidée par les bourses du ministère des Affaires Étrangères et du gouvernement indien (ICCR). Je suis rentrée en France, puis nous sommes repartis un an en Inde, car j’avais alors une bourse de Culture France « sanskriti », ce qui m’a permis de faire des recherches personnelles pour essayer de développer un parcours plus individuel.
Comment avez-vous vécu les cours de danse en tant qu’Occidentale ? Est-ce facile de rencontrer ces maîtres indiens, de s’intégrer ?
Au départ, dans l’école de danse – le Kalamandalam a évolué aujourd’hui en université mais à l’origine, il s’agissait d’un très petit milieu comparé aux écoles françaises –, j’étais la seule Française, la seule étrangère pour le mohini attam. Les premiers contacts n’ont pas été faciles, car il a fallu d’abord que je m’adapte, et aussi que les maîtres m’acceptent. Et puis une fois que tout était lancé, que j’avais montré ma motivation, que j’avais dépassé les premières difficultés, ça s’est très bien passé.
Pourquoi avoir choisi de réaliser un documentaire sur cette danse ?
Au départ, je n’avais pas de caméra, mais je sentais bien que ce que je vivais était assez exceptionnel. Je n’en avais pas réellement conscience car j’étais trop dans l’action à l’époque et surtout, je voulais d’abord danser. Et puis j’ai acheté une caméra et j’ai commencé à collecter des informations, à faire des interviews. Le rapport à l’image, m’a toujours intéressée en tant que danseuse. Ceci dit, la danse indienne tourne surtout autour de la transmission orale, du vécu. Je voulais pouvoir créer quelque chose d’utile de mon côté pour l’Inde. J’avais reçu beaucoup en termes d’enseignement et je voulais pouvoir rendre hommage à ces maîtres qui m’avaient enseigné leurs connaissances. L’intention du film était donc d’abord tournée vers l’Occident : faire découvrir le mohini attam, une danse indienne, aux Occidentaux.
Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez conçu ce documentaire, pour le moins peu banal ?
Je voulais traduire un rêve. Je vivais ce film comme une création et non comme une captation de la réalité. J’aménageais dans ma tête un scénario. Par exemple, en Inde, les maîtres de danse sont isolés. J’ai décidé de travailler avec trois maîtres principaux, celles qui m’ont le plus marquée, et de les faire se retrouver à travers un film, comme les doigts d’une main, chaque doigt ayant sa fonction mais étant rattachés. Cela me permettait de montrer comment le mohini attam est perçu dans son berceau, le Kerala, et à travers cela transmettre mes impressions, mes sensations, plutôt que de dire : « Le Mohini Attam c’est ceci ou cela », et de rentrer dans un film de spécialiste. Je pense que cela autorise le spectateur à entrer dans une ambiance, de percevoir, ressentir quelque chose. Peut-être que le public dira : « C’est lent » ou « c’est gracieux ». Oui, c’est lent, c’est gracieux. Je ne cherche pas à tout raconter mais il se trouve que le film nous emmène dans des lieux, auprès des maîtres, avec les disciples, nous fait entendre de la musique, réunit des ingrédients, la poésie notamment, ce qui crée une atmosphère. Et puis la possibilité de tourner en 35mm introduit la notion de « grand » par rapport aux formats vidéo. Ainsi, on se sent comme dans une salle de spectacle, on se retrouve en relation avec la danse.
Il y a pourtant dans votre documentaire des éléments permettant d’aborder la situation du mohini attam en Inde, notamment cette scène où l’une des danseuses abandonne la danse parce que ses beaux-parents ne veulent pas qu’elle continue.
Au fur et à mesure de mon séjour en Inde, j’ai eu un aperçu de la vie quotidienne, comparée à la mienne en tant qu’ Occidentale. Une jeune fille peut étudier la danse pendant des années, et puis d’un seul coup, abandonner les spectacles car elle se marie, et pour les maîtres, voir leurs élèves disparaître du cours est difficile. Ces jeunes filles vont parfois enseigner, mais c’est rare qu’elles continuent une carrière, sauf si elles ont suffisamment de personnalité pour demander à leurs parents de se marier avec quelqu’un qui accepte qu’elles participent à des spectacles. La famille reste prédominante. Le mohini attam est une forme de danse qui a connu des zones d’ombres dans l’histoire, car la danseuse était assimilée à la devadasi, ou danseuse de temple. Dans le sud de l’Inde, pendant la colonisation anglaise les danseuses ont dû quitter des temples. Danser était mal vu alors ; c’est pourquoi les belles-familles refusaient que la jeune épouse soit danseuse. Il y a ainsi plusieurs niveaux dans le film… Dans cet épisode, le maître s’étonne qu’à l’époque actuelle que cette jeune fille (dont on ne connaît jamais véritablement l’identité) ne vienne plus à la leçon. C’est une expérience que le maître a vécu…
Les maîtres ont-elles facilement accepté d’être filmées ?
Oui. Elles sont fières d’avoir participé à ce film car le mohini attam est un style qui a toujours souffert de sa propre réserve, qui est resté dans un milieu assez clos et qui n’a pas été reconnu. Il n’a jamais été le sujet d’un film et peu d’étrangers s’y sont intéressé. Le style de danse indienne le plus célèbre en France par exemple, c’est le bharata natyam. Le mohini attam n’a pas la même virtuosité, c’est un style plus lent. L’époque veut que la société soit plus ouverte, ce qui a permis de rendre le film possible mais avant, ce n’était pas envisageable. Mais le mohini attam a aussi atteint un niveau d’excellence et s’est enrichi au fil du temps : il y a de la matière, un répertoire. Les maîtres m’ont fait confiance parce qu’elles savaient que mon travail était sérieux. Et puis, la présence d’Adoor Gopalakrishnan, que tout le monde connaît au Kerala, a beaucoup aidé.
Racontez-nous votre rencontre avec Adoor Gopalakrishnan.
Comme il s’agissait de mon premier film, j’avais envie de travailler avec une autre personne. Pas forcément un réalisateur ; j’ai d’abord pensé qu’un chef opérateur pourrait m’assister pendant que je dirigeais. Mais je rêvais de travailler avec Adoor ; j’avais vu ses fictions, dont l’approche du Kerala, de la psychologie des personnages, du rapport avec la littérature m’avaient intéressée. Adoor connaît l’histoire du Kerala, ce qui m’a permis de travailler immédiatement sur le vif du sujet, en profondeur. Au départ, il avait des réserves et puis je l’ai persuadé du sérieux du projet. Convaincu, il a accepté, aussi à condition que l’on tourne en 35mm.
Comment vous êtes-vous réparti le travail sur le tournage même ?
Au départ, j’avais déjà effectué beaucoup de recherches, mais il a fallu retravailler avec Adoor jusqu’à ce que toutes les séquences soient bien montées, que le scénario soit parfaitement construit. Adoor avait des idées très déterminées sur le cadrage ; il s’est essentiellement focalisé sur la technique, sur la lumière. De mon côté, je m’occupais, du casting des danseuses, du choix de la musique, du choix des danses, sur lesquels j’étais complètement libre. Et puis on discutait ensemble de chaque aspect du film, de la mise en scène,on mettait en place un travail commun. Je crois que tout a été en harmonie en fonction des connaissances de chacun. Je savais qu’il aurait des parti-pris très forts. Il le dit lui-même : « I am a task master. » Il fait peu de compromis, et pour travailler avec lui, il faut avoir une idée très précise de ce que l’on veut, être très déterminé.
Combien de temps vous a pris le tournage ?
En tout, deux semaines et demie à peu près. En Inde, on a travaillé comme des forcenés, car notre budget était très limité, ce qui nous a obligés à beaucoup préparer en amont avec les maîtres et les danseuses. Mais les trois quarts du film sont constitués de danses, donc une fois que le cadre est mis en place, il s’agit de filmer. Comme chaque séquence dansée et chantée dure 3 – 4 minutes et qu’on ne faisait qu’une prise en général, il n’y avait pas de plan supplémentaire.
Pourriez-vous nous expliquer la relation des danseuses avec leurs maîtres ?
Ce que l’on a montré dans ce film est un peu idéal : les cadres sont idéaux, c’est l’Inde dont on rêve. Maintenant, quand vous allez dans n’importe quel village du Kerala, il y a des rickshaws et des téléphones portables partout. Nous avons fait le choix de nous plonger dans le mohini attam atemporel, dans quelque chose que l’on peut vivre lors d’un spectacle de danse. Traditionnellement le maître et l’élève partagent beaucoup de choses ; l’élève reste avec le maître, car plus elle va rester, plus elle va s’imprégner. À un moment donné, elle va s’en séparer. Et ce sera une séparation plutôt physique, parce que mentalement on est toujours attaché à son maître.
Est-ce une vraie immersion ? Est-ce que ces jeunes filles font quelque chose à côté ?
Il y a plusieurs niveaux. Certaines sont étudiantes et vont par ailleurs étudier la danse comme n’importe quelle jeune fille occidentale. Il y en a qui sont vraiment attachées au maître et vont rester avec elle, j’en connais. Toutes commencent à l’âge de dix ans environ, car la danse indienne n’est pas adaptée aux trop jeunes enfants : il y a une forme d’apprentissage, il faut de la concentration, un travail de mémoire, être capable d’apprendre un langage et de l’intégrer, d’être créatif. Ensuite tout dépend du maître que l’on a. Si elle est rigoureuse et n’autorise pas la créativité, l’élève va être brimé.
Vous êtes-vous tournée vers les autres danses indiennes, le bharata natyam, ou le kathak ?
Avant de partir en Inde, j’avais eu une initiation au mohini attam, mais je me suis d’abord tournée vers le bharata natyam, pour commencer la danse indienne. Ce style était était trop vif pour moi, j’ai préféré pratiquer le mohini attam qui est plus rond, et plus proche de ce que je connaissais déjà en terme de danse contemporaine, le travail sur les trajets par exemple. Le mohini attam, je peux l’interpréter assez facilement, je m’en suis imprégnée, et c’est comme si tout ce que j’avais fait avant allait dans un sens, alors que le bharata natyam est plus angulaire… Au Kerala, il y a tellement d’autres formes que je me suis initiée au kathakali qui est une forme masculine et au kalaripayat, un art martial. Surtout j’ai travaillé le chant en parallèle de la danse, parce qu’il est essentiel d’avoir de bonnes bases de musique, notamment de développer son sens du rythme et la connaissance des ragas.
La Danse de l’enchanteresse est-il d’ailleurs plutôt un spectacle vivant ou un documentaire ?
La Danse de l’enchanteresse se range dans la catégorie des documentaires : on peut y voir une très bonne introduction au mohini attam, bien que ce n’en soit qu’un aspect. Les maîtres reconnaissent la valeur de ce film pour le monde extérieur, parce que c’est un film qui maintenant circule à l’étranger. Elles le vivent comme si le mohini attam au cours des siècles avait survécu et pouvait être fier de lui-même. Parce que grâce au cinéma, le film devient un objet, qui petit à petit se détache de nous-mêmes, qui va circuler sans qu’on soit là : cela offre de nouvelles ouvertures comparé au spectacle vivant.
Votre film sera-t-il diffusé en Inde ?
En Inde, il a été projeté aux festivals de Goa, à Trivandrum, à Auroville, près de Pondichéry. Il a une vie en Inde et c’est surtout Adoor Gopalakrishnan qui le montre.. Pour l’Inde, c’est un film de spécialistes, car l’industrie du cinéma privilégie les films commerciaux, et très peu de films d’auteurs. Le film est montré dans de petits cercles, car il n’y a pas de véritable distribution en Inde. Adoor de son côté continue à faire d’autres films, entre-temps il en a fait deux, donc un très beau qui complète en quelque sorte La Danse de l’enchanteresse : Quatre femmes, quatre portraits de femmes adaptés de nouvelles.
Au cours de ces six années passées en Inde, avez-vous eu l’impression d’être intégrée au pays ?
Il y a eu une époque où je me sentais totalement indienne, car je m’habillais comme eux, je vivais là-bas, j’avais appris le malayalam. Maintenant c’est différent, car j’ai une maison en Inde, une maison en France, tout en présentant des récitals de mohini attam, j’ai repris le travail contemporain, j’ai envie de me frotter à autre chose. Pour moi le film est avant tout une création.