Fernando Solanas aborde la situation désastreuse de l’Argentine des années 2000 à travers une galerie de portraits tous plus forts les uns que les autres. Puisque l’État les abandonne, les « gens sans importance » se battent, s’entraident, s’organisent. Par ce qu’il révèle méthodiquement de la société argentine autant que par la volonté forcenée d’espérer qu’il dégage, La Dignité du peuple est un modèle de documentaire engagé : optimiste, rigoureux, humaniste.
Il y a Martin, l’écrivain-motard sur qui la police a tiré lors d’une manifestation : une balle est toujours logée dans son front. La compagne d’une autre victime de la police, Dario Santillan, se souvient des deux plus beaux moments de sa vie : quand il lui a dit qu’il l’aimait, et quand il l’a embrassée. Il y a Margarita et ses neuf enfants qu’elle ne peut envoyer à l’école. Ils ont, à cause de l’humidité du squat où ils vivent, les pieds couverts de crevasses. Émotion encore avec Lucy, petite propriétaire terrienne spoliée par sa banque : elle a emprunté vingt mille pesos pour un tracteur, on lui en réclame cent mille, avec à la clé saisie de ses terres et de son bétail, péniblement acquis sur plusieurs générations. Lucy se bat avec toutes les femmes dans le même cas qu’elle. Leurs maris ont déjà lâché prise, ils sont morts d’attaques cardiaques, ou assommés par l’injustice, elles, ne se laisseront pas abattre. Alors, elles investissent les tribunaux, elles chantent l’hymne argentin pour empêcher la vente des terres saisies. C’est sans doute le moment le plus émouvant du documentaire : quand le désespoir, l’impuissance s’expriment dans l’hymne national, qui est « tout ce qui leur reste ». Elles le chantent faux, la voix rompue : mais il n’y a rien de plus juste ni de plus bouleversant, leur hymne devient une exigence de justice.
La Dignité du peuple construit peu à peu, par chapitres, une sorte de mosaïque des petits et des exclus. Fernando Solanas filme ces hommes et femmes dans les lieux où ils vivent, travaillent, se révoltent. Il les suit, caméra à l’épaule, sur les routes boueuses des campagnes où plus aucun représentant de l’État ne s’aventure. « Il faut que les journaux arrêtent de blanchir le gouvernement, qu’ils viennent voir le peuple affamé », entend-on au cours du film : c’est exactement ce que fait la caméra de Solanas, elle libère la parole du peuple affamé. Elle lui donne des visages, des lieux, des combats, une voix : progressivement, la mosaïque des portraits fait bloc, dans et par le film, une contre-société se dessine et s’organise.
Dans le même temps, on en apprend beaucoup sur la situation générale de l’Argentine : combats politiques sur fond de faillite du pays, corruption généralisée, pression du FMI, blocage de l’épargne, chômage, révolte sociale. Le documentaire a des vertus pédagogiques, images d’archive, dates et chiffres à l’appui. Il explique enfin que si le pays est sorti du marasme grâce aux réformes économiques de Kirchner, les abus commis par la Cour suprême n’ont pas donné lieu à une enquête et le fossé entre riches et pauvres n’en finit pas de se creuser.
La Dignité du peuple livre aussi une réflexion politique extrêmement pertinente sur ce que signifie concrètement un État en voie de délitement. D’abord, cela se traduit par une perte de confiance dans les élites et la démocratie représentative accusées de trahison : « qu’ils s’en aillent tous ! », répètent les manifestants tout au long du film. Les institutions sont gangrenées par les magouilles : ainsi de la politique, sorte de gigantesque panier de crabes, ou de la justice tombée aux mains des puissants, les riches propriétaires terriens. D’autres institutions sont perverties par le crime : lorsqu’un prêtre s’en prend aux pratiques maffieuses de la police locale, qui exécute d’une balle dans la tête les gamins qui travaillent pour elle, son église est détruite, et lui-même frappé. Enfin, certaines institutions sont tout simplement inefficaces : il faut attendre au minimum six mois avant d’obtenir un rendez-vous à l’hôpital, même quand l’on vient de très loin. Dans l’hôpital de Carola et Sylvia, on agonise dans tous les recoins. Bref, quand l’État disparaît, quand le FMI exige le remboursement de la dette publique, quand les politiques promeuvent des réformes libérales à tout crin — « Ils ont appliqué une politique de marché sur un bien comme le médicament, alors que le médicament est un droit » — quand les banques se déclarent en faillite et réussissent à se faire subventionner, ce sont, toujours, les pauvres qui trinquent. Et Solanas est là pour les filmer.
Il ne fait pas que ça : son humanisme le conduit à insister sur toutes les initiatives individuelles qui se développent : cantines de pauvres, campements improvisés, banques de récupération des médicaments usagés, autogestion des usines en faillite, comme celle, réussie malgré les mandats d’expulsion, de l’usine Zanon. En fin de compte, la plongée de Solanas dans les abîmes de la misère l’amène à formuler un formidable message d’espoir : toute une partie du peuple argentin, celle qu’il filme et celle qu’il aime, est animée par des idéaux de justice, d’entraide et de progrès. C’est cela, la dignité du peuple.