À propos de La Dignité du peuple, le réalisateur Fernando Solanas pèse chacun de ses mots. Son visage est grave : il est celui d’un cinéaste engagé, porte-parole des indigents depuis un demi-siècle.
Pourquoi avez-vous réalisé ce film ?
Il est né en même temps que Mémoire d’un saccage, qui était une réflexion sur les politiques du pouvoir. Dans ce film, je m’occupais peu des personnes. Pendant le montage, il est devenu pour moi évident qu’il fallait aussi montrer les gens, ces victimes du néo-libéralisme et de la crise économique en Argentine dans les années 2000. La Dignité du peuple dirige les projecteurs vers ceux qui ont résisté à la politique gouvernementale. L’opinion publique ignore souvent l’homme qui constitue la foule. Mon but était de montrer l’humanité de ces anonymes, c’est-à-dire de parler du collectif à partir de quelques protagonistes.
Votre film n’est pas seulement un documentaire, c’est aussi une œuvre d’art…
Oui, pour moi, c’est un film d’auteur. Mon cinéma part de la réalité, mais pour devenir art. J’ai mis cinquante ans à le réaliser, dans le sens où mon regard s’est formé pendant toutes ces années. Il ne s’agit pas seulement d’un documentaire. Ma vocation est celle d’un artiste. J’ai étudié la littérature, la musique classique… Finalement, j’ai choisi le cinéma, parce que c’est l’art qui synthétise tous les autres : c’est un art plastique en mouvement.
Le titre original du film est La Dignidad de los Nadies. Que signifie-t-il ?
« Tu no eres nadie ! », tu n’es personne ! « Los nadies » : ce sont ceux qui ne sont rien. Ils n’ont aucune ressource, même pas de nom. J’ai été très frappé par cette famille, qui vivait dans une maison abandonnée, absolument vide. Les parents racontent qu’ils ont été cambriolés… Mais que leur a‑t-on volé ? Une couverture ? Une casserole ? Ils n’ont rien. Mais il y a toujours quelqu’un de plus pauvre. Il me semblait important de capter la grandeur de ces laissés-pour-compte.
Comment cette population vous a‑t-elle accueilli ?
J’ai 70 ans. Je suis un militant social depuis cinquante ans. J’ai dénoncé la privatisation de l’énergie. En 1990, j’ai été victime d’un attentat parce que j’avais montré du doigt la corruption de Menem. J’ai été député pendant quatre ans. J’ai donc un lien affectif très fort avec le peuple. Les gens m’ouvrent leur porte, m’invitent à coucher et à partager leurs repas. Je travaille en général seul, avec une caméra digitale. Ils rient, pleurent avec moi. Nous ne pensons pas que je suis en train de filmer, mais que nous partageons un moment ensemble.
Qu’est-ce qui vous a ému dans leurs témoignages ?
J’ai plongé sous la multitude, m’immergeant dans les quartiers pauvres, les banlieues, les campagnes. J’ai sillonné mon pays de 2002 à 2005. Les histoires que j’ai entendues sont toutes extraordinaires, par le courage, la dignité, la volonté qu’elles révèlent. Toutes sont épiques et toutes comportent une victoire sur la difficulté du quotidien. Au fur et à mesure que j’ai découvert les luttes de ces gens, je me suis rendu compte que face à l’égoïsme et à la concurrence sauvage du néolibéralisme, la solidarité se renforçait parmi les gens d’en-bas. Ils unissaient leurs forces et étaient capables de risquer leur vie pour sauver un autre homme. Cela m’a bouleversé.