L’histoire du cinéma a oublié Jean Negulesco, à raison sans doute (il fut notamment le malheureux responsable d’un des plus mauvais films de Marilyn, Comment épouser un millionnaire), mais n’en a pas pour autant rejeté sa Femme aux cigarettes, polar à l’intrigue très mince mais au double intérêt : tableau parfait des codes du film noir à l’ancienne (à l’hollywoodienne, plutôt), le film profite également d’un casting de choix, entre Ida Lupino, l’actrice-réalisatrice au physique intrigant, et Richard Widmark, jeune psychopathe débutant la carrière que l’on sait. Suffisamment rare pour donner envie de le découvrir, « la maison de la route » en VO (à ne pas confondre avec le ridicule film homonyme de l’inénarrable Patrick Swayze) ressort cette semaine aux Actions.
Sexy dans ses robes décolletés un peu audacieuses, venant de Chicago (et donc également un peu dépravée), Lily Stevens fait sensation dans la petite ville de province où elle a échoué comme chanteuse dans un bar plus bon enfant que repaire d’alcooliques. Comme le souligne le titre français du film, Lily a aussi la (mauvaise, bien sûr) habitude de fumer et de poser ses mégots sur le piano, où elle laisse de vilaines traces, faisant hausser les sourcils du gérant de l’établissement, Pete Morgan. Laissant traîner ses longues jambes et ses jupes relevées au-dessus du genou un peu partout, Lily Stevens est sans aucun doute la prêtresse de l’amoralité, la vamp, la femme fatale. Dans une scène marquante, après avoir manqué de se faire violer par la brute du village au milieu du bar (et avoir constaté que l’homme dont elle est amoureuse peut aussi faire preuve de virilité), Lily se calme en frottant un glaçon sur sa cheville blessée au premier plan. Mais où diable étaient donc passés les censeurs ?
Le film noir hollywoodien était un formidable outil pour détourner le vilain code Hays : qu’on se rappelle le strip-tease de Rita Hayworth, envoûtante Gilda, ou l’amour platonique (car homosexuel) de Clifton Webb pour Gene Tierney/Laura. Dans un monde où les voyous sont maîtres, comment se passer de violence, de mensonges, et surtout de sexe ? Le scénario de La Femme aux cigarettes, un rien banal et presque acidulé, ne présageait pas néanmoins que le réalisateur fasse des folies. Et pourtant : le personnage de Lily Stevens, sa voix rauque et son caractère hautain dans les premières minutes de film, a tout ce qu’il faut d’ambiguïté pour porter sur ses épaules une maigre histoire de trio amoureux et de vengeance finale dans les bois. Il faut reconnaître à Ida Lupino (qui deux ans plus tard fera ses débuts de réalisatrice avec un film mettant en scène un viol, Outrage) une palette de jeu suffisamment large pour lui permettre de jeter le doute sur le personnage de Lily : à mesure que le film progresse, se dessine une toute autre femme, dont le destin est lié à des rêves brisés (comme sa voix, qui auparavant vocalisait sur Madame Butterfly) et qui sait reconnaître l’homme qui saura l’aimer véritablement.
Comme dans Gilda (autre grand polar d’un réalisateur peu illustre), la femme fatale de Jean Negulesco se révèle progressivement femme sensible, mais non pas faible – voir pour cela le concours très suggestif au bowling, où la femme fait semblant de n’y rien connaître pour enfin abattre un strike en se frottant les mains, ou la scène de la baignade improvisée (le maillot de bain de Lily étant composé, selon son compagnon, de seulement « quelques nœuds »). Ida Lupino n’a pas été estampillée « cinéaste féministe », quelques années plus tard, pour rien… Où est l’homme dans ce cas ? Pas forcément bien reluisant, il est soit honnête et donc quelque peu ennuyeux (Cornel Wilde, qui se faisait déjà manger tout cru par Gene Tierney dans Péché mortel), soit totalement psychopathe. On retrouve ici avec délice le très jeune Richard Widmark, déjà marqué par son effrayant rictus lorsqu’il poussait une femme en chaise roulante dans les escaliers de son premier film (Kiss of Death, 1947) et qui, ici, poursuit de son affection quelque peu sanglante une Lily rien moins que motivée, mais qui n’a pas dit son dernier mot.
Pour dépasser son scénario aux rebondissements quelque peu invraisemblables (le procès et la mise sous tutelle de l’amant par le rival jaloux…) et au happy-end obligé, Jean Negulesco se fend d’une esthétique à la démesure du film noir, laissant planer sur ses personnages l’atmosphère oppressante des plans resserrés sur les visages, des cadres où les personnages apparaissent et disparaissent, l’un au premier plan, l’autre à l’arrière, des contre-plongées expressionnistes, de l’obscurité sans cesse plus envahissante. Il bénéficie surtout d’un chef opérateur hors pair, Joseph LaShelle, qui travailla avec Preminger, Lubitsch et Billy Wilder, et transforma par son talent la scène finale de La Femme aux cigarettes d’une simple course poursuite en une véritable et haletante lutte pour la survie dans le cadre d’une jungle sombre et inhospitalière…
Lily Stevens, remarquera le spectateur averti et le tabacophobe notoire, abandonne progressivement son addiction, par amour peut-être, mais certainement plus comme un clin d’œil. Dans ce monde de brutes qu’est le film noir hollywoodien, l’épouse modèle n’est rien moins qu’honnête et n’est pas toujours femme fatale celle que l’on croit.