Il y a quelques mois, nous disions dans ces mêmes colonnes, à propos de Mademoiselle Gagne-Tout de Cukor, que la présence au générique de certains noms (du réalisateur au scénariste, en passant par chef op’ et compositeur) nous rassurait immédiatement sur la qualité à venir du film que nous regardions. Et voici que l’une des œuvres les plus brillantes du film noir vient agréablement nous contredire. Réalisé par un cinéaste dont le seul titre de gloire provient de la confusion courante avec son homologue, l’un des « grands » du cinéma américain (King Vidor), écrit par un scénariste presque débutant, et interprété par un acteur rarement inoubliable (Glenn Ford), Gilda n’a au départ presque rien pour plaire. Est-ce la présence de la somptueuse Rita Hayworth qui bouleverse la donne ?
Rita Hayworth, à l’exemple d’une Marilyn, est une actrice « fabriquée ». Par son père d’abord, qui la força à utiliser ses charmes évidents et ses talents de danseuse pour s’introduire à Hollywood. Par ses nombreux maris ensuite, à commencer par Orson Welles, qui se servit de l’aura de son épouse pour la publicité de La Dame de Shanghai. Enfin, par le sinistre patron de la Columbia, Harry Cohn, qui la transforma physiquement en objet sexuel, objet du fantasme des soldats américains, « bombe atomique » avant l’heure. Mais Rita Hayworth, à la différence d’une Marilyn, ne sut pas utiliser cet autre « moi », cette image créée de toutes pièces que tous voulaient lui renvoyer.
Gilda est la femme fatale. Troublante d’une beauté inaccessible, mangeuse d’hommes hypnotisante, aux longues jambes interminables et à la chevelure volumineuse, on la croit sans hésiter capable des pires perversités. Gilda est un « type », celui de la femme criminelle, égoïste et arriviste du film noir. Mais le portrait se trouble très vite : à l’image traditionnelle de la femme fatale, qui se marie pour l’argent et détruit les hommes qui se prennent à son piège, Gilda répond par une sensibilité extrême, une forte superstition et une fidélité en un amour unique et idéal. Cette ressemblance troublante entre la personnalité de l’actrice et celle de son personnage (Rita est Gilda, sans aucune ambiguïté) porta tellement préjudice à Rita Hayworth qu’elle-même disait : « Les hommes s’endorment avec Gilda et se réveillent, déçus, avec moi. »
À l’image de ce travail sur le rôle-titre, Gilda est un film sur le regard et les non-dits, sur la remise en question des évidences. À commencer par les sous-entendus du film, sur lesquels de nombreux critiques ont déjà beaucoup glosé. Car le titre est un leurre : Gilda n’est pas le personnage central, c’est-à-dire celui autour duquel tourne l’histoire. Elle n’apparaît d’ailleurs qu’au bout d’une vingtaine de minutes, alors que le film déroule d’abord les balbutiements d’une amitié virile, sans aucun doute homosexuelle, entre le dangereux patron d’un casino en Argentine et un petit malfrat (Johnny, le nom de tous les gangsters) devenu l’employé et le confident de cet homme mystérieux. Les symboles sont d’une limpidité étonnante : on relèvera, entre autres, l’épée que sort le patron de sa canne, considérée comme « un » ou « une » troisième ami(e) (l’interrogation est troublante) ou la jalousie maladive de Johnny Farrell vis-à-vis de la nouvelle femme de son patron, la somptueuse Gilda.
Entre ces deux hommes, dont elle constitue pourtant le principal sujet de conversation, la femme n’a aucune place. Son pouvoir sexuel est sans cesse remis en cause, tout en étant particulièrement appuyé : vêtue ou quasiment dévêtue des tenues les plus provocantes (on pense à la scène du strip-tease sur la chanson « Put the Blame on Mame »), Gilda ne provoque qu’un désir fictif chez les hommes qui l’environnent. On l’admire sans trop oser la toucher, et aucun de ses deux maris ne consomme véritablement le mariage. Trop belle, trop sincère, Gilda est emprisonnée dans le rôle qu’elle s’est donnée malgré elle, à la fois constamment entourée et éternellement seule.
L’intérêt principal de Gilda se joue donc sur cet apparent paradoxe : suggérant presque trop (on peut reprocher à Gilda de nombreuses facilités scénaristiques et quelques longueurs), Charles Vidor refuse pourtant de lever les principales ambiguïtés de l’histoire. D’où viennent les personnages ? Qui sont-ils ? Que se trame-t-il réellement dans ce casino sinistre ? Peut-on croire vraiment au happy-end réunissant Gilda et Johnny alors que le sentiment d’amour ressenti par les personnages est à plusieurs reprises comparé à de la haine ? La mise en scène est à peine explicative : Vidor s’amuse d’un jeu sur l’ombre dans lequel il plonge ses personnages, qu’il filme souvent de dos, comme pour les rendre encore plus flous. De même sur les regards : Gilda est un film où l’on observe beaucoup, où l’on se surveille constamment (on pense aux stores des bureaux au-dessus du casino, qui s’ouvrent et se ferment), mais sans jamais réellement comprendre ce que l’on voit. Dans ce film trop noir, seule la femme, pure même dans ses pires vices, peut être source de lumière.