Mort le 13 février 2008 au bout d’une carrière de plus de quatre-vingts films — pour la plupart des adaptations — produits sur soixante années, Kon Ichikawa était un artisan respecté du cinéma japonais, sans être un Mizoguchi ou un Kurosawa, mais salué pour sa maîtrise technique, sa faculté à se fondre dans de nombreux genres, sa culture de l’ironie et du détachement, et son approche réaliste et proche de l’humain. Réalisé en 1956, La Harpe de Birmanie fut le premier film à le faire connaître hors des frontières du Japon, et reste son œuvre la plus réputée. Ce conte pacifiste, tourné dix ans après la Seconde Guerre mondiale, porte à la fois une vision endeuillée de la déroute de l’empire nippon et une allégorie minimaliste de l’absurdité de la guerre. Neuf ans plus tard, Ichikawa allait se signaler de nouveau au monde par le documentaire Tokyo Olympiad, singulière captation des Jeux Olympiques de 1964, où cadrages et montage très travaillés et peu conformes à l’orthodoxie de ce type de commande mettent l’accent sur le visage humain de l’événement et la fragilité de l’exploit sportif.
« Deux aspirations qui finiront par se contredire »
Si le message anti-guerre de La Harpe de Birmanie, qui prend pour véhicule la musique et la communion spirituelle, est somme toute assez consensuel et manque de la personnalité d’un artiste fort comme Renoir ou Kubrick, le savoir-faire d’Ichikawa, son attachement à l’individu allant jusqu’au sentimentalisme, lui donnent néanmoins assez de force pour exister à l’écran. Août 1945. Dans une Birmanie en train d’être libérée de l’occupation nippone, un régiment de l’armée impériale fuit l’avancée des Britanniques. Rattrapé par l’ennemi, il évite l’affrontement grâce aux dons de musicien du soldat Mizushima, dont le jeu de harpe sert à la fois à ses missions de reconnaissance et à raviver le moral des hommes. Tandis que ses camarades sont emprisonnés, Mizushima reçoit pour mission d’aller persuader un groupe d’irréductibles réfugiés dans les collines de se rendre. C’est un échec : ces derniers comptent bien mourir au combat, et dans le carnage qui s’ensuit, Mizushima est laissé pour mort. Quelque temps plus tard, ses camarades prisonniers aperçoivent près de leur camp un moine qui lui ressemble étrangement, mais celui-ci les évite… L’élément moteur du film, c’est bien ce personnage d’artiste-soldat animé de deux aspirations qui finiront par se contredire, fidèle à son devoir, mais assez imprégné de culture birmane et distant du maniement des armes pour être sensible aux stigmates de la destruction qui l’entourent, appelant de lui-même le doute sur le positionnement de l’individu face à la nécessité de la guerre. Pour formuler ce doute, le film prend un chemin pas si balisé qu’il n’y paraît. Il joue de l’ironie en baladant ce personnage seul à travers une nature contrastée, vêtu d’habits de moine volés pour voyager en sécurité, renonçant ainsi inconsciemment à son statut de militaire et, loin de ses bases, s’ouvrant à la remise en question et endossant la condition qu’il a d’abord usurpée.
« Voile pudique »
Vie et mort ne cessent de marcher ensemble à l’écran. Le champ et la musique, omniprésents dans le film, expriment autant le deuil que l’attachement à la vie ; la nature vierge accueille les cadavres en putréfaction. Cette représentation ne va pas sans une certaine ambiguïté dans l’aperçu qu’elle donne de la guerre qui s’achève et de ses racines. Les corps pourrissants n’y sont que japonais, on y découvre une population birmane bien peu revendicative envers l’ancien occupant. Et au bout du compte, le film, au travers notamment de son protagoniste déchiré, ne tranche pas vraiment entre l’universalisme du renoncement consenti pour ramener la paix, et le patriotisme envers un Japon meurtri à reconstruire. Pour autant, le film, même doté d’une vision aussi partielle et orientée, n’est pas aveugle. Une confrontation parcourue de gros plans vifs et presque outrés entre le harpiste et des combattants prêts au suicide, suggère qu’Ichikawa n’est pas dénué de lucidité sur le mal culturel qui a pu mener son pays à la catastrophe. Même si, le plus souvent, on le sent enclin à jeter un voile pudique sur cette perspective, mettant en scène des individualités moins négatives et un propos qui, si endolori qu’il soit, se tourne déjà vers un avenir meilleur.