À en croire Diane Arnaud, qui présente les trois films de Kon Ichikawa proposés dans cette édition DVD, le réalisateur n’a jamais manqué d’être résumé par des expressions lapidaires : « entomologiste », « illustrateur»… Est-ce à dire qu’il est simple, rapide et pertinent de résumer l’œuvre du cinéaste, qui à sa mort, à l’âge de 83 ans, avait réalisé près de quatre-vingt-dix films ? On ne pourra guère en juger avec ces seuls trois films, mais une certitude demeure : dans cette partie de son œuvre, au moins, Ichikawa recadre son récit, et dresse un portrait subtil de l’identité japonaise en crise, en perte de repères.
Un autre point commun entre les trois films présentés ici – La Harpe de Birmanie, Kokoro et Seul sur l’océan Pacifique – est l’origine littéraire du matériau porté à l’écran. Auteur d’adaptations ambitieuses et réputées (il a notamment adapté Natsume Soseki, ici avec Kokoro (Le Pauvre Cœur des hommes), mais également avec la version cinématographique de son plus célèbre roman, Je suis un chat), Ichikawa, aidé par son épouse, la scénariste Natto Wada, se saisit d’un matériau propre à dépeindre les doutes et les atermoiements moraux de l’époque pour y calquer sa propre perception des questionnements de la société dont il est lui-même contemporain. C’est donc un versant littéraire du cinéma de Kon Ichikawa que nous propose Carlotta, un regard sur le Japon que l’on peut autant rapprocher de son contemporain Mishima que de Ryu Murakami.
La Harpe de Birmanie
Œuvre centrale dans l’œuvre de Kon Ichikawa (à tel point qu’il réalisera lui-même un remake en couleurs dans les années 1980), La Harpe de Birmanie demeure un classique indémodable du cinéma anti-belliciste. Adapté du roman autobiographique de Michio Takeyama, le film conte le parcours d’un soldat japonais dans la Birmanie occupée par l’Empire du soleil levant à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Séparé de son unité, le soldat, confronté par lui-même aux épouvantes de la guerre, foulera le chemin du Bouddha en partant, comme de juste, du plus improbable des points de départ. La musique est un personnage central de La Harpe de Birmanie : tandis que le capitaine de l’unité d’où provient le soldat se singularise en maintenant la cohésion de ses hommes grâce au chant choral, le soldat lui-même se trouve être un miraculeux praticien de la harpe birmane. Langage stratégique (le soldat s’en sert pour renseigner son unité), la musique s’avère également être le langage universel qui permet de mettre fin aux horreurs de la guerre, non seulement parce qu’elle établit le contact entre Anglais et Japonais, évitant ainsi le bain de sang, mais également parce que Mizushima, le soldat égaré, ne parviendra finalement à reparler la langue de son pays que par elle.
Le procédé artistique comme seul échappatoire aux horreurs de la guerre : le thème est connu, aussi littérairement que cinématographiquement. À redécouvrir aujourd’hui La Harpe de Birmanie, on se prend à le comparer à La Ligne rouge de Terrence Malick, avec lequel il partage le personnage du soldat introspectif, qui trouve dans la contemplation d’éléments d’un pays étranger l’exutoire aux horreurs dont il est témoin. Comme Malick, Ichikawa compose des plans larges, panthéistes, d’un pays étranger, comme un peintre au lyrisme païen. Comme lui, il oppose le réconfort du groupe à la douleur mystique de celui qui choisit la solitude. Comme Malick, enfin, Ichikawa parle plus de l’après-guerre que du conflit lui-même. Sorti plus de dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, La Harpe de Birmanie jette un éclairage détourné sur la terrible perte de repère que la nation subit après la capitulation. Chacun, semble-t-il, dut y faire face comme il put. Sorti la même année que Nuit et brouillard, La Harpe de Birmanie légitime la capitulation, et nie les nécessités du sacrifice lié à la fierté et au sens de l’honneur.
En 1960, dans sa nouvelle Patriotisme (qu’il adaptera au cinéma dans Yûkoku), Mishima aborde ce même thème. L’écrivain considère, lui, que le sacrifice d’honneur demeure une composante centrale de l’âme japonaise – il le commettra d’ailleurs dix ans plus tard. Cependant, son regard demeure lucide, et s’il ne condamne pas cet acte, ses justifications lui demeure essentiellement futiles. Ichikawa s’interroge, profondément, sur ce qu’il dût en coûter au Japon pour accepter l’idée de la défaite. Ce faisant, il s’interroge également sur la forme adoptée : La Harpe de Birmanie se pose donc en film d’anti-propagande, plaçant de fait au centre de l’action l’individu, en cela qu’il se sépare du groupe. Autant le capitaine, le narrateur que Mizushima se définissent donc par leur solitude, leur rapport au groupe – une solitude qui, pour d’autres raisons, touchent également le personnage principal de Seul sur l’océan Pacifique, que les protagonistes de Kokoro.
La Harpe de Birmanie est proposée en édition simple et indépendante du coffret par Carlotta, ou dans le coffret même. En bonus, une introduction de Diane Arnaud place le film en contexte, et le documentaire L’Histoire d’un soldat permet à la fois de posséder les clés historiques du film,ce qui est intéressant mais pas indispensable, eu égard à sa portée universelle, et de se rendre compte du travail de scénarisation du livre qui a précédé le tournage, ce qui est par contre tout à fait passionnant.
Seul sur l’océan Pacifique / Kokoro
La solitude, la singularité sont également au centre des deux autres films proposés par ce coffret. Dans Seul sur l’océan Pacifique, le personnage principal forme le dessein de traverser l’océan pour se rendre aux États-Unis, une fantaisie formellement interdite par les autorités. Qu’à cela ne tienne, il rejette toutes les offres faites par ses camarades et son père et sa mère de rentrer dans la normalité , pour se consacrer à sa seule obsession. Voulu comme une comédie d’aventure, Seul sur l’océan Pacifique sourd rapidement d’une angoisse non avouée. Le comique, ici, relève tout entier de l’ironie la plus mordante – une ironie qui n’échappe que peu à son principal objet, le héros du film qui sait lui-même parfaitement la vacuité profonde de son entreprise. Seul compte le fait de mener son entreprise à bien, comme preuve que l’individu peut laisser une marque – ainsi, la fin du film le laisse prostré, inexistant.
Tourné en 1963, Seul sur l’océan Pacifique est, plus qu’une comédie d’aventure inspirée d’un fait réel, le constat du désœuvrement profond et de la croissante perte de repère de l’individu dans le monde qui est en train de se construire, au Japon comme partout ailleurs dans le « premier monde ». Les mêmes problématiques président à la création du film, qu’à celle des road-movies nihilistes qui fleuriront bientôt outre-Pacifique : on pense notamment à Easy Rider, mais surtout aux périples en quête d’absolu de Macadam à deux voies ou de Point limite zéro. On ne sait pas plus ce que cherchent les protagonistes de ces deux films, que ce qui motive vraiment le jeune homme de Seul sur l’océan Pacifique – un protagoniste tellement désincarné qu’on ne saura jamais même son nom. Ce personnage se pose donc en métonymie sociologique de sa tranche d’âge : un être perdu, cherchant par un acte désespéré et mortifère à exister, ne sachant pas lui-même s’il vaut la peine qu’il en réchappe. Interprété magistralement par Yûjirô Ishihara, le personnage est au centre de la mise en scène d’Ichikawa, une mise en scène riche en plans écrasants : là encore, il convient de souligner visuellement la solitude et l’insignifiance de l’individu, à partir du moment où il décide de se séparer du groupe.
C’est également la souffrance de Kaji, dans Kokoro, que celle du paria. Celui-ci se veut, encore une fois, un absolutiste, peu touché par le monde et ses contingences, et plus attiré par la perfection bouddhique. Face à lui, Nobuchi se veut son reflet séculaire – d’un matérialisme qui le conduira à accomplir un acte qui aura une terrible influence sur les deux hommes. Le récit, rétrospectif, adopte le point de vue d’un Nobuchi ayant vécu, et portant le poids d’un passé dont on ne sait rien de prime abord, mais qui le mine. Adapté de Natsume Soseki (Le Pauvre Cœur des hommes), écrit au début du XXe siècle, le film est à rapprocher d’un récit très similaire, même si beaucoup plus ample : La Mer de la fertilité, de Yukio Mishima. Les destins de deux protagonistes s’y croisent, à travers le XXe siècle au Japon : l’un est un homme à la mentalité séculaire et matérialiste, l’autre un exalté. Les quatre livres durant, le second va mourir, et se réincarner dans un nouveau personnage, pour une nouvelle époque, tandis que l’autre, conscient de ces réincarnations, se voit vieillir avec le pays – et avec les compromissions qu’il a consenties avec le temps.
Tandis que La Mer de la fertilité joue volontairement sur l’ambiguïté sexuelle entre ses deux héros (dont l’un se réincarne une fois en héroïne), Kokoro laisse en suspend la question de l’homosexualité latente de leurs protagonistes, en choisissant d’instiller le doute et de procéder par touches subtiles et suggestive – est-ce que Nobuchi et Kaji se déchirent réellement pour les beaux yeux d’une femme, ou est-ce que leur amitié très forte est teintée d’attirance sexuelle ? L’un et l’autre convoitent-ils le mariage comme échappatoire à une situation dont ils savent qu’elle les mettra au ban de la société ? Et que veut réellement signifier la mère de la jeune fille convoitée, lorsqu’elle suggère qu’avoir Kaji sous le même toit que Nobuchi pourrait nuire à celui-ci ? La suite du récit montrera qu’elle avait raison de croire à la « trahison » crainte par-dessus tout par Nobuchi, mais Ichikawa se garde bien de jamais éclaircir ce qui trouble réellement le cœur des hommes.
À la fois La Mer de la fertilité et Kokoro dressent un état des lieux de la dichotomie croissante entre un Japon traditionaliste (qui semble avoir la faveur de Mishima) et la course vers l’avant du pays alors que progresse le XXe siècle, de la séparation entre une tradition rigide et apparaissant comme toujours plus extrême et un quotidien matérialiste. À la différence de Mishima, Ichikawa ne forme aucun jugement sur ses protagonistes, mais pose un regard tendre sur les atermoiements moraux et sentimentaux du « pauvre cœur » de ces hommes, prisonniers de leurs petites passions et de leur grands idéaux. Comme Seul sur l’océan Pacifique, le récit rétrospectif prend une place toujours plus grande à mesure que progresse le film, soulignant le poids exagéré du passé sur les épaules des individus. Sous couvert de film d’exploitation (d’aventure, et d’adaptation), Ichikawa prend donc le pouls de son pays avec une acuité profonde.
Diane Arnaud est la « cinéphile consultante » de ce coffret Ichikawa : elle présente chaque film du coffret, en le remettant en contexte. Seul sur l’océan Pacifique bénéficie également de la présence d’une bande-annonce d’un enthousiasme réjouissant, qui permet de se rendre compte de la façon dont les distributeurs animait les réseaux d’exploitation. Le DVD de La Harpe de Birmanie reste donc le morceau de choix du coffret en termes de bonus, même si évidemment, la réédition soignée de ces trois films légitime à elle seule l’achat du coffret Ichikawa.