Dans une zone labyrinthique de méandres et d’îlots, un meurtre a précédé le film. Un conflit couve entre les habitants des environs et les misioneros dont on ne saura presque rien sinon qu’ils volent du bois. Sur cette toile de fond évoluent et se cherchent Alvaro et El Turu, le dominé et le dominant. Otheguy part de quelques grandes lignes d’un récit schématique pour diluer subtilement les apparences. La León se regarde avec une certaine distance qui implique réflexion et contemplation, mais qui n’empêche jamais d’être fasciné.
On a souvent vu la nature encadrer les hommes, préparer une rencontre, développer la tension jusqu’à un affrontement. Nature rude, climats violents, lutte contre et survie vont de paire. Du long parcours de The Shooting aux masses face à l’immensité de La Rivière rouge, la distance est grande avec l’image d’une union. La nature regarde l’homme, ou l’homme regarde la nature (Los Muertos de Lisandro Alonso, et d’une façon plus englobante chez Weerasethakul). Avec La León, l’homme et la nature déteignent l’un sur l’autre et échangent certains de leurs habituels clichés. En Scope et en noir en blanc, les méandres labyrinthiques du Rio de la Plata, à proximité de Buenos Aires, imposent un horizon vague, entre brouillard gras et liquide. La région argentine du delta du Paraná, immense zone d’eau et d’îlots qui se désertifie peu à peu n’est praticable qu’en bateau. D’où le pouvoir, dans le film, d’El Turu, fort en gueule et costaud comme son bateau-bus « El León » qui relie les maisons et les îles isolées.
Dès les premiers plans, le noir et blanc aidant, la nature s’étale en surface plane. Les arbres posent des verticales mais les hommes, tassés dans les îles ou dans les barques tendent à l’horizontalité. L’air sent l’hostilité. La voûte végétale qui recouvre les canaux, les larges étendues d’eau au ciel bouché paraissent menacer. D’ailleurs, un peu avant le début du film il y a eu un meurtre et les hommes, amers et silencieux, peuvent grâce au bateau d’El Turu, pleurer la dépouille dans une vieille maison vide. Les misioneros, qui volent du bois non loin de là, sont la cause d’un conflit feutré avec les habitants.
À ce stade, alors que les autochtones se repèrent à leurs sobres maisons et que les misioneros se détectent au bruit des arbres qu’on découpe. Le film semble tendre vers la préparation d’un affrontement dans cette nature hostile.
Et pourtant pas exactement. Il s’avère d’abord que la nature n’est pas vraiment hostile. Otheguy en fait un décor vivant et loin des mille pièges de la jungle. Elle reste un enjeu, d’isolement, de ressources. Les personnages, tous joués par des habitants de la région à l’exception d’Alvaro (Jorge Román) et d’El Turu (Daniel Valenzuela), ne se battent pas contre elle comme dans d’autres déserts au cinéma (La Femme des sables pour un extrême) mais y vivent silencieusement avec une économie de parole qui leur confère une certaine dignité animale. Étrangers, les misioneros sont en fait aussi pauvres, avec femmes et enfants dans des campements de fortune le temps de couper du bois pour le revendre. Mais c’est rompre bruyamment avec les habitudes des autochtones. Troisième catégorie à lui tout seul, entre les deux premières, Alvaro vit dans la maison de son père sur un bout de terre, il participe à la vie du coin (un terrain de foot dépouillé, un bal en sourdine), mais homosexuel qui restaure des livres, il dérange El Turu, sorte de gardien sur son bateau-destrier, le regard dur, paternaliste tendance tyran. Alvaro est plutôt doux et mutique. Otheguy lui ressemble : en une brève scène qui montre Alvaro dans la vieille barque de son père et en contrechamp El Turu qui lui demande du haut d’un ponton (contreplongée) s’il ne saurait pas où se cachent les misioneros, le réalisateur révèle sans bavardages un rapport de force dont la subtilité passe par l’expression silencieuse des visages. Ainsi, les règles profilées se pervertissent peu à peu. Nature et hommes, dominant dominés sont des façades quasi abstraites que pose violemment Otheguy dès le début du film pour les laisser s’éroder doucement, diffuser leurs ambiguïtés.
Pour organiser ce développement, il construit une structure du récit très sèche, avec quelques évènements forts, très espacés, et qui résonnent dans la langueur des séquences qui les relient, à l’image de la brutalité des îles reliées par les calmes langues d’eau. Otheguy gère habilement cette structure et installe un rythme discret qui permet d’appréhender le film et ses habitants avec un léger recul. L’hermétisme de ce qui est visible et la sobriété de la mise en scène laissent le paysage imprégner le film au delà des plans et poussent l’embryon d’intrigue par delà la salle.