Dans son dictionnaire du cinéma, Jacques Lourcelles avance à propos de La Rivière rouge, le premier western de Howard Hawks, que « le modernisme du film vient des ambiguïtés et de la complexité du personnage de John Wayne dont l’obstination et l’autorité presque pathologiques cachent un déséquilibre, une instabilité et même une certaine immaturité dangereuse, utilisés par Hawks pour enrichir l’action grâce à un suspense moral très intense ». En effet, le personnage de Tom Dunson, à l’exception de quatorze années toutes entières contenues dans une ellipse au cours de laquelle l’homme bâtit son ranch, est animé par un mouvement qui n’accepte ni l’arrêt, le détour ou le retour en arrière. Dans l’une des premières scènes du film, une fumée vue au loin, synonyme d’une attaque du convoi que le personnage vient de quitter et où il a laissé sa bien-aimée, ne peut ainsi entraver sa résolution d’avancer pour trouver « sa »terre. Souverain et implacable, ce mouvement devient même l’emblème marqué sur le bétail de Dunson, un « D » accompagné de deux vagues symbolisant la « Rivière rouge » que le personnage traverse au début du récit.
Le paradoxe de ce mouvement, souligné par Lourcelles, tient à ce qu’il marie une puissance inaltérable (la résolution) à une instabilité (la folie qui menace le personnage, rongé par son obsession), qui sont par ailleurs les traits définissants de tout courant. D’où que le film, centré sur le voyage d’un vaste troupeau de 9000 têtes, soit divisé en deux temps : une partie où le convoi avance grâce à la force de la détermination de Dunson, et une autre où le groupe, usé et fatigué de l’intransigeance de son maître, s’en débarrasse et continue son chemin avec la peur que le chef déchu ne les rattrape. De fait, même mis sur la touche le personnage n’en demeure pas moins le moteur de l’avancée du récit. Cette construction dramaturgique épouse ainsi le dualisme qui structure tout le film, de l’organisation même de l’espace, scindé entre la terre vierge et l’immensité du ciel qui la surplombe, à la symétrie caractérisant les deux personnages principaux, Dunson et Matt Garth (Montgomery Clift, dans son premier rôle au cinéma). Matt, jeune fermier rescapé du convoi que Dunson quitte dans la toute première scène du film, joue ici autant un rôle de fils spirituel que de frère ennemi, qui se dresse face à son mentor lorsque la détermination de ce dernier finit par confiner à la névrose. En reprenant la tête du convoi, Matt oppose à l’intransigeance de Dunson une souplesse d’esprit qui cherche toutefois à répondre au même problème auquel se confronte son alter ego : comment garantir la vitalité du mouvement ? Comment mener à bien son objectif ?
Les deux branches
L’une des très grandes beautés du film est de dessiner, dans l’étoffe de l’action, un portrait en miroir qui vient amplifier la portée des rebondissements ponctuant l’avancée du récit. Par exemple, dans la première partie, Dunson envisage la garantie de l’ordre du mouvement par une fermeté qui a pour conséquence d’épuiser hommes et bétail, ce qui engendre un débordement chaotique : le déchaînement des bêtes effrayées, qui cavalent dans la nuit et piétinent un pauvre cowboy tentant de contenir leur fureur. À l’inverse, Matt n’hésite pas à changer ses plans quand se présente l’occasion d’un détour synonyme de repos pour ses hommes, considérant que le bien-être du convoi constitue la garantie de la réussite du voyage. Pour autant, la manière dont le personnage conduit le mouvement embrasse également une forme d’instabilité, aux atours certes plus aimables (le charisme du jeune homme, sa douceur et son altruisme) mais qui n’en demeure pas moins fondée sur un pari (une destination incertaine) et sur une prise de risque au moins aussi importante que celle qui caractérise le cap tracé par Dunson. C’est pourquoi le film chemine vers la réconciliation de ces deux personnages qui composent les deux branches d’un même courant, en témoigne l’ultime plan du film où Dunson trace sur le sol le sigle « D », accompagné des deux ondulations de la rivière, accueillant un « M » à sa droite. Comme souvent chez Hawks, c’est un personnage féminin, Tess (Joan Dru), qui finit par mener la danse : aussi calme (la scène de rencontre avec Matt, où elle ne sourcille pas quand une flèche vient se planter dans son épaule) que caractérielle (son ultime tirade, où elle hurle sur les deux ennemis s’affrontant enfin), elle personnifie in fine le mouvement qui structure le film et vient réunir les deux antagonistes. Loin d’être un happy-end un brin forcé – la fin du roman de Borden Chase, plus sombre, a en effet été remaniée par Hawks pour permettre cette issue heureuse –, cette conclusion, répondant au déchirement originel qui ouvre le film, achève de complexifier et de parfaire la trajectoire du récit.