Le film de Laurence Petit-Jouvet a le mérite de nous rappeler à quel point le choix des personnes filmées dans un documentaire dit énormément de choses sur le positionnement d’un cinéaste, parfois au détriment de ce qu’il pensait faire. Ici, le panel, car c’est bien de cela qu’il s’agit, est édifiant. Nous sommes en présence de Français partageant cette même haute considération pour les grands symboles de leur pays. Ils aiment Racine, se promènent rue Bonaparte, prennent des photos de famille sous l’Arc de Triomphe, font des études à la Sorbonne, travaillent chez Radio France. Et pourtant ils ne sont pas blancs… étonnant non ? L’un d’entre eux, originaire des Antilles, se lève tôt (rendez-vous compte…) pour aller prendre un café dans Paris intra-muros, tandis qu’un autre, d’origine maghrébine et adjoint au maire, arbore fièrement son écharpe d’élu. Et lorsqu’un troisième se fait contrôler par des policiers en civil dans une rue chic du 6ème arrondissement, il se désole d’être assimilé à ce qu’il n’est pas : un pauvre. Il faisait pourtant ce qu’il fallait : il se rendait à la Fnac, avec sa copine qui, elle, est blanche (cet aspect est lourdement souligné). N’est-ce pas ce qu’on attend de mieux d’un Français non-blanc, qu’il soit présentable, qu’il aille dans les bons quartiers, et qu’il adhère sans réserve à cette belle et éternelle société française ?
Il ne s’agit pas de nier la pertinence d’une étude consacrée à l’impact de la couleur de peau dans la représentation sociale d’un individu. Ici, chacun lit une lettre écrite pour décrire un racisme ordinaire par des situations qu’ils ont vécues, ce qui n’est certes pas une mauvaise idée en soi pour aborder la question. Mais ces lettres mises bout à bout dessinent peu à peu un regard sur la question qui a de quoi faire frémir, d’autant plus qu’il semble involontaire : il serait injuste que des personnes parfaitement respectables aient encore à souffrir de leur couleur de peau. C’est cet adjectif, qui semble relier les personnalités de chacun, qui est un véritable problème : respectable. Ils sont beaux, ils s’expriment parfaitement : aucun doute, ils ne peuvent que plaire. Un directeur de casting pour une émission de société n’aurait pas fait mieux. N’ayez pas d’inquiétude, nous sommes bien en présence de personnes présentées comme gentilles, dont toute complexité a été gommée, du genre qu’on applaudit sur les plateaux de télévision sous l’injonction des chauffeurs de salle. Cet acharnement à présenter nos personnages comme de bons Français rend La Ligne de couleur tout à fait repoussant. Pourquoi insister autant : pour que l’on soit agréablement surpris qu’un grand frère puisse être un élu de la république, et qu’une fille d’Algérien se sente bien dans la basilique Saint-Denis ? Il est évident que la réalisatrice cherche à construire des représentations des gens de couleur (car ils sont tous mis dans le même sac via ce dispositif) à l’opposé de la fascination télévisuelle pour le cliché du jeune au chômage en bas de sa barre de HLM. Mais ne serions-nous pas en présence des deux faces d’une même pièce ? Ces caractérisations artificielles, voire simplistes, contribuent en fait à alimenter les mêmes poncifs, en creux, afin de rassurer ceux qui auraient des doutes. En d’autres termes, « y en a des biens », comme dirait l’autre, et ceux-ci en font incontestablement partie.
Allons, enfants de la patrie.
Ainsi aucun d’entre eux ne fait jamais preuve de la moindre subversion, en tous cas dans le montage final, l’acte le plus rebelle consistant à écrire une lettre à l’Élysée pour dire qu’un jour on serait président à la place du président. Il n’en est pas un pour parler de lutte, de résistance, de combat. Comment est-ce possible sur un tel sujet ? Seule une lecture de Frantz Fanon semble soudain ouvrir la voie à une approche plus historique du propos, mais elle se voit bien vite abandonnée au profit d’une scène entre une mère et un fils discutant de Nelson Mandela. Ouf ! Au moins Mandela, tout le monde est d’accord pour dire que c’était un chic type, et qu’une société sans racisme, c’est mieux qu’une société raciste. D’ailleurs il est évident que tout va bien dans le meilleur des mondes aujourd’hui en Afrique du Sud.
On ne s’étonnera donc pas qu’un propos lessivé par les pires travers télévisuels soit empaqueté dans une forme qui subit le même traitement. Le dispositif de lettre filmée censée permettre d’accéder à une pensée intime ne parvient jamais à produire quoique ce soit d’autre qu’une récitation laborieuse d’un propos consensuel. Et devant un tel manque d’imagination concernant les images qui illustrent ces lectures, on en vient à se dire qu’il serait plus intéressant qu’il n’y ait pas d’image du tout, plutôt que des plans tels que celui nous révélant un des protagonistes conduisant son scooter alors qu’il vient effectivement de dire qu’il circule en scooter. Et quand les protagonistes ne lisent pas, ils se voient placés dans une posture, agissant visiblement selon ce qui a été bien établi en amont. On en entendrait presque les directions données par la réalisatrice : « vous regardez au loin, puis vous vous tournez vers la caméra et vous récitez la fin de votre lettre. » Le résultat, tant sur le fond que sur la forme, se situe quelque part entre un spot de campagne, et une publicité pour une banque. On attendrait presque la chute basée sur un jeu de mots. Mais ce serait compter sur l’existence d’une conclusion, alors que le film s’arrête tout bêtement, sans tirer quoi que ce soit de cette énumération d’exemples, nous laissant comme seule possibilité de soupirer un gros « que c’est triste tout ça… ». L’existence d’un tel mal-être lié à la couleur de peau est en effet un fléau qui, encore en 2015, continue à ronger la société française. Mais cette Ligne de couleur est aussi l’occasion de s’attrister de la dépolitisation d’un certain cinéma documentaire qui substitue à toute interrogation le vide d’un constat franchouillard, résigné et consensuel.