Depuis la vague de décolonisation des années 1950 – 60, les troubles liés aux revendications d’identité locale (bretonne, basque, corse…) dans le territoire français tendent à être minimisés en de purs problèmes régionalistes, internes à la « République une et indivisible ». Les coups de force séparatistes, c’est pour les autres. Ce n’est qu’un des mérites de la documentariste Camille Mauduech, familière de l’île de la Martinique (dont elle a tiré entre autres Les 16 de Basse-Pointe), de travailler à lézarder cette façade en replaçant ce « département d’outre-mer » dans l’histoire et la géographie mondiales, autrement dit en restituant l’identité bien réelle d’une population soumise à une « intégration française » qu’on sait artificielle. Dans son dernier film, elle s’intéresse à un épisode de répression des inspirations autonomistes de l’île : sur l’affaire comme sur son évocation par ses acteurs, « La Martinique aux Martiniquais » (notons les guillemets de prudente citation dans le titre même) témoigne habilement d’une complexité échappant au manichéisme.
Contredisant le dicton selon lequel « l’histoire est écrite par les vainqueurs », la réalisatrice prend le parti de n’interroger que des « vaincus », de ceux qui ont essayé et échoué, de ceux dont le point de vue est marginalisé par les comptes rendus officiels. Cela peut paraître un choix orienté et partial, cependant il ne s’agit pas de se choisir un camp et de l’imposer comme la seule référence valable (ainsi que sont menacés de le faire les films pétris de bonnes intentions, a fortiori les documentaires, voir récemment Vol spécial, Le Fils du marchand d’olives…). Dans la partialité de sa propre démarche, Mauduech conserve la lucidité de son regard en interrogeant la partialité elle-même, confrontant les points de vue plus ou moins fiables pour reconstituer les événements, non en une lecture unique et inébranlable, mais en un dossier maculé de zones d’ombre, de bavures et de notes dans la marge.
L’histoire en question, un peuple dans l’histoire
Tentons de résumer les faits. C’est à partir de 1959 que, sous les inspirations conjuguées de la révolution cubaine voisine et des échos, via Paris, de la guerre d’Algérie que se cristallisèrent les premiers mouvements autonomistes martiniquais. On parla d’avenir politique, on lut Frantz Fanon, on favorisa à distance la désertion dans les Aurès… Puis, dans la nuit du 23 au 24 décembre 1962, on placarda sur tous les murs des bâtiments publics de l’île une déclaration de nationalisme sans ambiguïté. L’affiche était signée d’une organisation inconnue, l’Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la Martinique (OJAM) ; mais ce furent quatre mots radicaux au bas de la page, « LA MARTINIQUE AUX MARTINIQUAIS », qui incitèrent le préfet Grollemund à réagir, de peur de se retrouver avec une redite antillaise d’un conflit algérien alors à peine terminé et au traumatisme durable. Au cours de l’année 1963, dix-huit membres de l’organisation furent arrêtés, inculpés pour complot et atteinte à l’intégrité du territoire national, condamnés et incarcérés en métropole, avant d’être libérés en 1964 dans un mouvement inverse de minimisation de l’affaire, la mission de tuer l’OJAM dans l’œuf ayant été prestement accomplie.
Avec son traitement chronologique (des premiers bruissements à la libération des « ojamistes ») suivant un procédé familier d’alignement d’images et enregistrements d’archives, d’entretiens croisés d’intervenants assis de trois quarts (pas d’autre voix off que quelques questions de la réalisatrice), le film de Mauduech s’avance avec la démarche d’un docu-dossier pépère qui serait servi avant tout par un sujet en béton au riche matériau, idéal pour une soirée télé instructive. Problème : le film dure plus de deux heures, ce qui suggère une volonté de s’exprimer au-delà du cadre télévisuel. Et puis, cette forme convenue recèle ici une lecture tout sauf académique, qui rend d’autant mieux justice au regard jeté sur les faits et le contexte qu’elle ne se limite ni au factuel ni au littéral. Le montage des interventions ne se contente pas de reconstituer l’histoire : il permet de réviser chaque pièce du dossier selon deux, trois points de vue différents, toujours complémentaires mais parfois laissant place à l’imprécision, voire contradictoires. De ces confrontations de prises de parole rétrospectives, des incertitudes qu’elles mettent en évidence de par les subjectivités des acteurs de l’histoire, naît un récit toujours pas établi, une sorte de puzzle où certaines pièces resteraient manquantes, d’autres mal ajustées, d’autres laissant deviner des extensions inattendues. Des questions s’élèvent sans crier gare — persistent, pour certaines, malgré les témoignages — donnent aux faits une nouvelle ampleur et les connectent dans un contexte géopolitique et idéologique global. Comment ce « département français » s’est-il mis à résonner d’aspirations révolutionnaires du monde entier ? Indépendantistes et communistes : même combat, vraiment ? Qui a fourni la pièce à conviction la plus compromettante contre l’OJAM ? Les inculpés ont-ils été lâchés par leur base politique parisienne ? Etc.
Camille Mauduech ne se contente pas de raconter une histoire édifiante de décolonisation avortée par la répression gaullienne : elle en met en évidence la complexité, les mystères, les petits détails qui fâchent, les vérités brumeuses et les mensonges possibles, les raccords avec la grande histoire en marche. Ce faisant, elle rend sans nul doute à la Martinique un des meilleurs services de décolonisation qui puissent être aujourd’hui : rendre à cette parcelle annexée à une république possessive sa place individuelle d’acteur du monde.